Le soleil de l’après-midi miroite dans une mer de verdure alors que nous nous rendons dans un milieu humide restauré de Canards Illimités Canada, sur une petite exploitation agricole de l’Ontario. Ce milieu humide ne se trouve pas loin à pied de la maison de ferme de son exploitation. Or, il faut compter du temps, puisque William Shotyk a beaucoup à nous apprendre, chemin faisant.
Sur cette propriété, tout l’intéresse : aussi bien les grandes questions de l’état de santé de la nappe phréatique que les petits mouvements des oiseaux et des animaux dans le verger, les champs, le brise-vent, les prairies et le cours d’eau qui constituent cette exploitation agricole de 28 hectares.
C’est le père de William Shotyk qui a constaté, au début des années 1970, que la ferme Elmvale était à vendre en prenant connaissance des petites annonces de la dernière page d’un quotidien de Toronto. Les Shotyk étaient des immigrants de l’Ukraine et de l’Écosse qui ont trimé dur pour se faire une place dans un nouveau pays. Or, ils ont trouvé le moyen d’acheter cette ferme dans le canton de Springwater.
« J’ai passé mon enfance à Toronto. Toutefois, mes parents ont acheté cette propriété agricole quand j’étais en huitième année parce que j’insistais pour qu’ils achètent une petite ferme, lance-t-il en riant. Et j’ai effectivement précisé qu’il devait s’agir d’une propriété agricole avec un cours d’eau. C’est pourquoi nous avons aujourd’hui cette petite propriété agricole qui donne sur la rivière Wye. »

Cette ferme a une autre caractéristique remarquable. Hormis la maison de ferme, un robinet rustique permet de faire couler l’eau froide souterraine depuis une veine artésienne qui, d’après ce qu’on dit, donne accès à l’eau la plus propre que l’on connaisse sur la planète. William Shotyk a savouré son premier verre d’eau du robinet il y a 50 ans, aux côtés de son père.
« Ma passion pour la ferme vient de mon père, et elle m’imprègne depuis ma plus tendre enfance. Mon père m’a enseigné à planter des arbres : avec lui, j’ai planté le verger de cette ferme. »
Plus tard, William Shotyk allait apprendre que les soldats qui occupaient les lieux durant la Seconde Guerre mondiale ont rasé le verger que son grand-père avait planté sur leur ferme ancestrale en Ukraine. La ferme familiale de son père a été détruite par la guerre.
De l’espace pour la nature, l’agriculture… et un milieu humide
Dans la cuisine de la maison de ferme, une photo prise à vol d’oiseau en 1938 montre la maison et les dépendances entourées de champs à perte de vue; un cours d’eau dénudé traverse l’image en diagonale. Il y a un brise-vent partiel et des arbres aux abords de la maison — ce qui contraste vivement avec le feuillage vert qui nous entourait il y a huit décennies.
Adolescent, William Shotyk a fait de cette exploitation agricole un projet environnemental et a commencé à documenter ce parcours dans des rapports annuels pour son cercle immédiat. Depuis 1976, la famille, les amis et les supporteurs de la communauté l’ont aidé à planter 24 464 arbres (51 espèces!) sur la lisière du périmètre de la propriété et sur le bord du cours d’eau. On a relevé sur la propriété 10 espèces en péril, dont l’hirondelle rustique, le goglu des prés, le hibou des marais et des plantes rares.
« Nous avons des sols très très riches, et les arbres poussent très bien. Toutefois, c’est toujours une exploitation agricole en activité, confie-t-il. Ce que nous tâchons de faire c’est d’assurer cet équilibre entre l’agriculture et l’environnement. »
Il y a quelques années, William Shotyk a converti une terre agricole de moindre qualité pour attirer plus de représentants de la faune sur la ferme. En collaboration avec Canards Illimités Canada, il a aménagé un milieu humide de 0,4 hectare à côté d’un marécage existant qui sectionnait une prairie de fauche. Une partie des terres hautes a elle aussi été convertie en prairies.
« Ce que je dis aux autres, c’est que si on veut vraiment comprendre l’importance de l’eau, il faut aménager un milieu humide, pour attirer la faune. Il n’a pas fallu attendre longtemps pour que ce milieu humide attire les grenouilles léopards, les grenouilles des marais, les grenouilles vertes et les ouaouarons. Sans parler des crapauds, puis d’une multitude d’oiseaux qui virevoltent dans les environs. Les cerfs de Virginie et les coyotes laissent énormément de traces. Un jour, j’ai enfin pu voir mon espèce favorite : une tortue peinte.
« Je ne m’attendais pas à ce que les amis et la famille soient aussi heureux de revenir dans ce milieu humide, de s’y asseoir et d’admirer le spectacle. Nous avons maintenant installé un petit banc public pour s’asseoir et observer la nature. Cette propriété agricole est devenue un lieu de prédilection pour bien des gens. »

Le sol sous ses bottes
Les étés qu’il a vécus sur la ferme Elmvale ont été le point de départ de l’œuvre de sa vie. Il a réussi à maîtriser l’inspiration que lui a apportée le potager de la ferme — là où ses jeunes ambitions ont parfois dépassé l’appétit de la famille — et il n’a jamais cessé d’apprendre à connaître le sol qu’il foulait de ses pieds.
Il est devenu un scientifique en science du sol dans son travail de tous les jours, comme il le dit si bien, à l’Université de l’Alberta, où il est, depuis 2011, titulaire de la chaire Bocock en agriculture et en environnement. Il donne des cours et mène des travaux de recherche partout dans le monde. En tant que chercheur, il dirige le Laboratoire SWAMP, qui mesure les cycles des métaux traces dans le sol, l’eau, l’air, le fumier et les plantes. En 2018, il a été coopté comme membre de la Société royale du Canada.
« Cette ferme est devenue mon université, avec ses sols, ses milieux humides, ses végétaux et ses animaux. Je mets en pratique ce que je prêche dans mes cours. »
Mère Nature a besoin d'un endroit, et ensuite elle fera tout le travail difficile. Lorsque nous avons créé cette zone humide, au départ, ce n'était qu'un trou dans le sol. Ce trou s'est rempli d'eau : eau de pluie, fonte des neiges, eau d'inondation. Puis tout a changé. La zone humide était noire de têtards. Toutes sortes de formes de vie sont arrivées.
L’eau sous le sol
Elmvale se trouve à environ 90 minutes au nord de Toronto, sur le domaine historique du peuple Wendat, entre le lac Simcoe et la Baie Georgienne, là où il y avait jadis un village appelé Ekhiondastsaan, mot qui veut dire « terrains qui suintent l’eau ». Il y a, non loin de là, d’autres veines et sources artésiennes, ainsi que des foyers d’habitat, dont le marais Wye et le marais Tiny.
L’adolescent qui sirotait pour la première fois l’eau souterraine glaciale extraite de la veine artésienne de cette ferme en 1972 est finalement devenu un scientifique qui a commencé à s’interroger sur l’origine de l’eau. « J’analyse épisodiquement l’eau depuis 30 ans maintenant, lance-t-il. C’est devenu un point de mire de mes travaux de recherche. »
Dans une minuscule cabine non loin de la grange, William Shotyk a installé un laboratoire pour analyser les échantillons prélevés dans deux puits artésiens afin de détecter les contaminants présents dans l’eau. « Ici, la nappe phréatique est vieille de 3 000 ans. Toute la ferme repose sur de l’argile, une couche de sédiments du lac Algonquin de 13 mètres d’épaisseur. L’eau est si propre qu’il me faut filtrer l’air de la pièce avant de l’analyser pour éviter que les polluants atmosphériques contaminent les échantillons. Cette eau est plus propre que l’ancienne glace de l’Arctique. »
William Shotyk a fait part des résultats de ses analyses à ses étudiants, à d’autres chercheurs et à la collectivité locale de Springwater. Il a aidé à susciter l’intérêt pour la protection de l’eau propre dans le cadre du Festival annuel de l’eau d’Elmvale et d’un projet destiné à abriter et à rehausser une veine artésienne locale dans laquelle on peut recueillir l’eau potable toute l’année.
« Un jour, j’ai communiqué avec un membre d’une communauté locale des Premières Nations de la région : ce fut un moment fort pour moi dans cette collectivité. Je l’ai conduit à ce milieu humide pour le lui présenter. Il m’a confié que c’était absolument magnifique. Et il vient ici pour organiser des cérémonies qui sont importantes pour lui et pour son peuple. C’est pour moi tout un honneur de savoir qu’un membre de sa communauté et de sa culture découvre un milieu humide de son point de vue, puisse en profiter et le souligner.
« Et pendant tout ce temps, je me disais : ce que je fais pour la nature, n’est-ce pas exceptionnel? Or, ce n’est que dans les dernières années que je me suis finalement rendu compte de tout ce que la nature fait pour moi. Je ne saurais être plus reconnaissant. »

