Les paysages qu’on appelle les marécages ou les tourbières passent souvent inaperçus pour leur splendeur écologique. Mondialement, ils sont aussi importants que les forêts tropicales et jouent le rôle de réservoirs de carbone essentiels pour enrayer notre crise climatique. Ce compte rendu personnel convaincant, du journaliste et auteur primé Edward Struzik, met en lumière ces espaces sauvages divers et vitaux, en révélant leurs fascinants secrets.
Quand j’étais enfant, j’allais avec mes amis dans les étangs des tourbières surgelées pour des matchs de hockey improvisés. Pour s’assurer que je serais rentré chez moi avant la tombée de la nuit, ma mère polonaise me mettait en garde contre la Kikimora, sorcière des marécages qui avait les pattes d’un poulet et le visage d’une femme morte. Si elle vous suivait et qu’elle rentrait chez vous, il fallait s’attendre au pire.
Les Polonais ne sont pas les seuls à croire aux créatures des marécages. En Angleterre, les gaz de marécages qui luisent dans les bogs la nuit étaient les « bougies des cadavres » où l’Homme à la citrouille-lanterne était condamné, après avoir commis des crimes indicibles, à arpenter les bogs la nuit en transportant une lanterne. Dans les Pays-Bas, les irrbloss, ou feux follets, étaient les âmes des enfants non baptisés qui brillaient de tous leurs feux pour attirer les gens dans les affres de la nuit. En Bolivie, il y a aussi les luz mala, les « feux du mal ». Mon préféré est le diable du New Jersey, qui porte d’ailleurs le nom de l’équipe du New Jersey dans la LNH et qui a été immortalisé dans le vidéoclip de Bruce Springsteen.
C’est dans les bogs et dans les fens et, dans une moindre mesure, dans les marécages et les marais que la tourbe — végétation partiellement décomposée — s’accumule dans des conditions d’humidité appauvries d’oxygène. Ces paysages, en partie constitués de terre et en partie d’eau, ont eu mauvaise presse au fil des siècles. On croyait qu’ils étaient hantés par des fantômes, et ils étaient jugés malsains. On croyait aussi que l’odeur du pourrissement était responsable de différentes maladies comme le choléra, la malaria et la dysenterie. Souvent, les médecins posaient un diagnostic qu’ils appelaient la « fièvre des marais ».
Pour réduire la menace perçue (et injustifiée) contre la santé publique, les gouvernements du Canada et des États‑Unis ont encouragé le drainage des milieux humides en faisant appel à différents moyens. C’est ainsi qu’à la longue, nombre de ces filtres naturels de l’eau ont disparu.

Il reste encore beaucoup de tourbe dans les milieux humides, qui représentent 14 % du paysage au Canada. La difficulté, quand il s’agit de les protéger, c’est qu’il n’y a pas assez de citoyens qui s’en préoccupent. En plus d’être repoussants, ils ne deviennent pas facilement aussi pittoresques que les belvédères dans les montagnes, les ciels des prairies, les canyons du désert brûlés par le soleil, à moins d’être prêt à y patauger comme je l’ai fait en tentant de faire une randonnée de 85 kilomètres dans le parc national Ivvavik, dans le nord du Yukon, jusqu’à la réserve faunique nationale de l’Arctique, en Alaska. Visuellement, c’était spectaculaire. Or, tout ce que nous avons réussi à parcourir, en pataugeant dans ces marécages de boue épaisse à s’en tordre les chevilles, c’est 8 kilomètres en quatre jours de sueurs.
C’est petit à petit, pendant plusieurs randonnées que j’ai faites dans l’île Banks, l’une des 36 563 îles de l’archipel arctique canadien, que m’est venue l’idée d’un livre sur les tourbières. Dans cet archipel, il tombe chaque mois de l’année moins de 15 centimètres de précipitations, essentiellement sous forme de neige. Dans ma première randonnée, j’ai pagayé tout un mois dans la rivière Thomsen, le cours d’eau navigable le plus septentrional de longueur appréciable dans le monde. Cette rivière coule dans le sens nord et se déverse dans le détroit de McClure, qui fait partie du passage du Nord-Ouest, qui reste gelé pendant une grande partie de l’année.
Beaucoup de ce que j’ai vu sur ce parcours a confirmé et parfois même remis en question toutes nos hypothèses sur l’univers polaire : le blizzard qui nous a accueillis dès le premier jour et l’orage peu familier qui s’est abattu sur nous avec un coup de tonnerre à la fin; la toundra dénudée et dure comme la roche non loin de la tourbière moelleuse comme le beurre, ponctuée de touffes de mousse, de saxifrage de la grosseur d’une allumette et de jolies herbes de saint Benoît; le cours d’eau du désert polaire austère, nourri par des courants de la couleur du thé dévalant dans les prés de joncs à coton verdoyants, arpentés par les grues du Canada et plus de 80 000 bœufs musqués.
L’abondance de la vie dans ce paysage polaire était déconcertante dans sa capacité à transcender les attentes et à éluder les explications les plus simples. Remarquablement, on relève six espèces de poissons, dont l’omble chevalier et la truite de lac, dans la rivière Thomsen, ainsi que 97 espèces de mousses et 83 spécimens de lichen qui poussent sur ses berges. Pourquoi donc, me suis-je demandé en participant à une étude scientifique sur les rapaces quelques années plus tard, les faucons pèlerins, les gerfauts et les buses pattues viennent-ils nicher ici en si grand nombre? Est-ce pour la même raison qu’un demi-million d’oies blanches font le trajet depuis la Californie, l’État du Nouveau-Mexique et le Mexique pour nicher dans la partie ouest de l’île? Comment les loups de l’île Banks ont-ils évolué pour devenir génétiquement distincts de la plupart des autres loups dans l’Arctique? Est-ce parce qu’il n’était pas nécessaire de migrer et de se mêler aux autres loups quand il y avait tant de bœufs musqués qui paissaient paisiblement dans les prés de laiche et d’herbes?

C’est au cours d’une autre randonnée d’un mois sur l’île, en compagnie de géologues et de bryologistes, que j’ai appris une partie de la réponse : c’est en raison de la déglaciation, qui était et qui est toujours un des grands facteurs dans la formation de la tourbe. Comme le sait si bien chaque horticulteur, la tourbe est un médium extrêmement efficace pour faire pousser les plantes. Jusqu’à 25 % de son poids est constitué d’humidité, et la tourbe réussit très bien à conserver les nutriments. Partout où il y a de la tourbe, la vie est florissante, même dans les régions les plus glaciales ou les plus torrides.
Si la tourbe est importante, c’est aussi parce qu’elle emmagasine deux fois plus de carbone que les forêts du monde.
En rédigeant ce livre, j’ai fait plus de 30 randonnées pour explorer ces écosystèmes dans toute l’Amérique du Nord. Au Canada, j’ai visité l’île d’Ellesmere dans le Haut-Arctique, les glaciers et les champs de glace le long de la chaîne de montagnes Mackenzie dans le Yukon et les Territoires du Nord‑Ouest, l’intérieur des tanières des ours polaires dans les basses terres de la région de la baie d’Hudson et les nombreux fens et bogs de la forêt boréale qui s’étend entre le Labrador et le nord de la C.-B.
J’ai aussi fait en solo une randonnée en kayak de 66 jours depuis Virginia Falls sur la rivière Nahanni, où j’ai traversé les 82 tourbières qui émaillent la rivière Liard et le fleuve Mackenzie, qui est le deuxième fleuve en importance de par sa longueur sur le continent. J’avais parcouru les trois quarts du chemin le long du fleuve Mackenzie quand mon filtre à eau m’a lâché. La pluie et la neige constantes étaient déjà passées; or, j’étais en train de fondre sous la chaleur accablante de ces journées de 22 heures dans l’Arctique. L’eau du fleuve était tellement limoneuse que même en la laissant reposer durant la nuit, elle n’était pas du tout potable. Sans arbres pour me faire de l’ombre, j’étais fortement brûlé par le soleil et tellement déshydraté que j’étais sur le point d’halluciner alors que je m’avançais vers un rampart, où le cours d’eau allait se rétrécir pour passer de plus de 2 kilomètres de largeur à seulement 100 mètres.
Juste à ce moment, j’ai vu un ruisseau coulant en bas d’une colline, étincelant dans la lumière du soleil. J’ai eu un regain d’adrénaline et j’ai repris mes sens.
L’eau est soudain devenue merveilleusement claire et froide, mais curieusement douce, avec une odeur de fumée. Ce cours d’eau m’a conduit au sommet de cette pente, dans un vaste milieu humide sans fin qui avait été récemment dévasté sur les berges par un incendie de forêt. Je me suis rendu compte que le parfum de tourbe et l’odeur de fumée de cette eau s’apparentaient au flacon de whisky tourbé que j’avais apporté avec moi. Je reconnaissais certaines plantes comme le thé du Labrador, le bleuet et la drosère carnivore. Il y en avait de nombreuses autres, dont le calypso bulbeux commun, qui ne semblait pas vraiment à sa place ici, aussi loin dans le Nord.
Ce qui m’a le plus charmé, c’était un tapis vert pâle de lichen des rennes, qui avait survécu à l’incendie. Les empreintes toutes fraîches de caribous laissaient entendre que j’avais pu les faire décamper. Il y avait ici des orignaux, de nombreux oiseaux de la forêt boréale et, comme je l’ai appris plus tard, plus d’un pour cent des huards du Pacifique, des fuligules et des macreuses du Canada, qui venaient nicher ici tous les printemps. J’ai aperçu, dans ces cinq heures de pataugeage dans la tourbe, plus de signes de vie que j’en avais vus dans les 50 jours précédents.
Quand j’y suis retourné pour camper le long de ce cours d’eau, pendant que je cuisinais un paquet de macaroni au fromage Kraft pour dîner, j’ai cru que j’étais au ciel. Au moment même où j’étais sur le point de me régaler sous le radieux soleil de minuit, une bande de corbeaux a jacassé, croassé et caqueté au-dessus de moi. J’ai su que quelque chose se passait, j’ai découvert ce que c’était quand j’ai aperçu un grizzly qui descendait la pente — sans aucun doute attiré par l’odeur de mon repas. J’ai fermé mes yeux fatigués, j’ai avalé une énorme bouchée du macaroni au fromage salé, j’ai emballé le poêle et tout mon attirail et j’ai sauté dans le kayak, mécontent d’être aussi affamé, mais rassuré d’avoir un mot d’introduction pour mon livre.
L’ouvrage d’Edward Struzik, publié sous le titre Swamplands: Tundra beavers, quaking bogs, and the improbable world of peat, met en lumière le combat méconnu mené par les scientifiques, les conservationnistes et les propriétaires fonciers partout dans le monde pour sauver les tourbières. Il nous invite à voir la beauté et à prendre conscience de l’importance de ces endroits les plus improbables.

Les tourbières boréales du Canada sur la scène mondiale
C’est en novembre 2021 que s’est déroulée, à Glasgow en Écosse, la Conférence des Nations Unies sur les changements climatiques. L’événement, largement considéré comme l’assemblée la plus importante et influente sur les enjeux climatiques, a réuni, en présentiel et en ligne, les dirigeants et les grands experts des quatre coins du monde. Canards Illimités Canada était fière de participer à ces importants dialogues, qui façonnent l’avenir.
Kevin Smith, directeur national des Programmes de la forêt boréale de CIC, a pris la parole dans le cadre d’une tribune libre qui a porté sur les tourbières du Canada. Son intervention a porté sur les nouveaux travaux de recherche défricheurs, qui nous apprennent que ces écosystèmes de milieux humides riches en carbone sont une solution inspirée de la nature pour contrer les changements climatiques et qu’ils méritent d’être mieux protégés.
« Puisque le Canada emmagasine dans ses tourbières le quart du carbone dans le monde et qu’il ambitionne d’être carboneutre d’ici 2050, il nous faut des solutions climatiques inspirées de la nature et efficaces, qui gardent l’héritage carbone dans le sol et dans les tourbières, en continuant de séquestrer le carbone, a expliqué Kevin Smith. Le Canada a l’occasion d’exercer un leadership mondial et d’accomplir de véritables progrès dans la réalisation des objectifs climatiques collectifs. »
On mène actuellement des travaux pour mettre en œuvre les plans adoptés dans le Pacte de Glasgow pour le climat. Ici même au Canada, CIC connaît un bon départ. Depuis plus de 20 ans, les responsables de notre programme boréal national ne négligent aucun effort pour conserver ces paysages essentiels, de concert avec de nombreux partenaires pour offrir le genre de solutions inspirées de la nature et nécessaires pour limiter à 1,5 degré Celsius la hausse de la température de la planète.
CIC est déjà en train d’accomplir d’énormes progrès, en orientant favorablement l’aménagement de plus de 54,8 millions d’hectares d’habitat boréal jusqu’à maintenant; l’objectif consiste à conserver au moins 267 millions d’hectares dans les 10 prochaines années. Les projets comme la création de l’aire protégée autochtone de 10 000 kilomètres carrés de Ts’udé Nilįné Tuyeta non loin de Fort Good Hope dans les Territoires du Nord‑Ouest sont un exemple du rôle que joue le programme boréal en réunissant les communautés autochtones, le gouvernement et les autres utilisateurs fonciers dans le cadre de la gestion collaborative et de la protection de ces régions écologiquement indispensables.
Toutefois, Kevin Smith nous apprend que la protection n’est qu’un morceau du casse tête.
La gestion durable du territoire et l’échange des connaissances sont aussi des éléments essentiels, nécessaires pour permettre au Canada — et au monde entier — d’atteindre les objectifs dans la lutte contre les dérèglements du climat.
« Il s’agit d’influencer les normes supérieures de certification pour les industries qui exercent leurs activités dans les tourbières et les forêts boréales, d’établir des partenariats directs avec l’industrie pour la conservation et d’encourager l’adoption de codes de pratiques, de politiques et de règlements qui permettront d’assurer le bon fonctionnement des tourbières. »