Retour au bercail
Après 200 ans, des espèces de poissons indigènes regagnent les eaux de l’Île-du-Prince-Édouard.

Pour la plupart d’entre nous, les moulins à eau sont les souvenirs nostalgiques d’une époque aujourd’hui révolue : celle des voitures à cheval et des ombrelles. Mais au sommet de leur popularité, ces grandes roues mues par l’eau étaient surtout appréciées parce qu’elles permettaient d’énergiser l’industrie locale.
Entre 1700 et 1900, des centaines de moulins à eau ont été construits sur plus 1 000 sites dans l’Île-du-Prince-Édouard (Î.-P.-É.).Et durant des centaines d’années, nombre d’entre elles ont empêché des espèces de poissons indigènes d’avoir accès aux zones qu’elles peuplaient jadis.
« À cause de ces obstacles artificiels, les poissons ne pouvaient pas remonter le courant pour suivre leur cycle de vie », regrette Jonathan Platts, spécialiste de la conservation de Canards Illimités Canada (CIC).
Dans ce cycle de vie, des espèces de poissons anadromes comme la truite mouchetée quittent l’océan pour migrer dans les eaux douces afin de frayer.
Dans les années 1970, CIC a noué des partenariats avec des provinces et le gouvernement fédéral, ainsi qu’avec des propriétaires fonciers, pour aménager des échelles à poissons dans ces vieux bassins de flottage. Ces passes à poissons permettent aux espèces indigènes de remonter le courant. Aujourd’hui, CIC gère 151 échelles à poissons dans toute la région de l’Atlantique.
Il y a deux ans, CIC a construit l’une de ces échelles à Stavert’s Pond, communauté de Kensington, dans l’Î.-P.-É.
« Stavert’s Pond a été le site d’une vieille scierie, et je crois même qu’à un moment donné, ce lieu a aussi été le siège d’un moulin à grains. Pendant 200 ans, il n’y a jamais eu de passes à poissons », regrette Jonathan Platts.
Ce projet a été réalisé en partenariat avec le gouvernement provincial, grâce au financement du gouvernement fédéral, dans le cadre du Programme de partenariats relatifs à la conservation des pêches récréatives du ministère des Pêches et des Océans.

© CIC
« Neuf mois après avoir commandé l’échelle, nous avons constaté que le gaspareau (alosa pseudoharengus) et la truite remontaient le courant en se servant de l’échelle. Aujourd’hui, ces espèces y sont parfaitement habituées. Ce sont ces trois espèces de poissons qui ne pouvaient plus remonter le courant pendant 200 ans », s’exclame t il.
Comme l’éperlan d’Amérique, le gaspareau et la truite sont des espèces de poissons anadromes. Lorsqu’ils entrent dans une zone d’eau douce, ils rejettent ce que les scientifiques appellent des « nutriments d’origine marine ». Les poissons les rejettent lorsqu’ils défèquent, fraient et, dans certains cas, lorsqu’ils meurent.
« Ils apportent des nutriments comme l’azote, le phosphore et le carbone », précise Nic McLellan, coordonnateur scientifique de CIC pour l’Atlantique.
Si les avantages des nutriments marins ont fait l’objet de plus vastes études sur la côte ouest du Canada, leur impact global sur les écosystèmes des provinces de l’Atlantique fait l’objet de travaux de recherche permanents. « C’est une question qui retient aujourd’hui notre attention, confie Nic McLellan. Au cours des prochaines années, des employés tâcheront d’en quantifier exactement les bienfaits.»
Dans l’Île-du-Prince-Édouard, en Nouvelle-Écosse et au Nouveau-Brunswick, des employés de CIC prélèvent actuellement des échantillons de sédiments et d’invertébrés dans les milieux humides aménagés qui hébergent les visiteurs saisonniers venus de l’océan Atlantique.
Ils feront parvenir ces échantillons à des laboratoires, qui les analyseront pour détecter la présence des nutriments marins.
D’après les conclusions de recherches antérieures qui ont permis d’examiner l’impact écologique du saumon sur les bassins versants côtiers de la Colombie Britannique, les nutriments marins viennent enrichir la végétation, les sols et les insectes dans les zones riveraines.
Si les résultats de ces travaux sont comparables pour l’Atlantique, il pourrait s’agir d’une bonne nouvelle pour les poissons, les milieux humides et le grand public, lance Jonathan Platts.
« Il pourrait ainsi y avoir un meilleur apport de nutriments dans un système, ce dont profiteraient les autres poissons, les invertébrés et les oiseaux », renchérit-il.
En réintroduisant des poissons indigènes dans une zone, les perspectives seraient prometteuses pour la pêche commerciale et récréative, ajoute t il. « Le libre passage des poissons dans un ou deux systèmes seulement pourrait avoir un effet spectaculaire sur les populations de poissons. Les prises seraient meilleures, dans la pêche à la ligne comme dans la pêche commerciale locale », dit-il.
« C’est un peu contradictoire, ajoute t il. Ces zones ont été des carrefours de l’industrie locale. Aujourd’hui, en menant des travaux de recherche et en aménageant ces passes à poissons pour les espèces indigènes, nous insufflons une nouvelle vie à ces vieux bassins industriels.
« C’est très bien à mes yeux.»