La grande intervention dans la prairie

Le paysage nourrit aussi des troupeaux d’herbivores ongulés qui contribuent à la santé du pâturage en stimulant la croissance végétale et en mélangeant les sols. La propriété sert de ranch de travail depuis 1894, alors que le Canada n’avait que 27 ans et que l’Alberta était encore une idée floue.

L’actuel propriétaire du ranch, Ralph Thrall III, et ses trois frères et sœurs se sont associés à deux des plus grandes organisations écologiques canadiennes, Canards illimités Canada (CIC) et Conservation de la nature Canada (CNC), pour protéger celui-ci. La servitude de conservation qu’ils ont signée, plus gros accord du genre dans l’histoire du pays, promet de garder à jamais le ranch dans son état inaltéré.

« Certaines choses doivent rester intactes, dit Ralph Thrall. C’est l’essence de ce que nous croyons dans la famille, et le ranch McIntyre est une de ces choses. »

En vertu de l’accord, la propriété, située au sud de Lethbridge, reste un ranch de travail aux mains des Thrall, mais elle ne pourra jamais être mise en culture, drainée, lotie ou encore, par exemple, transformée en terrain de golf.

C’est capital, parce que les prairies tempérées sont considérées comme étant les écosystèmes terrestres les plus menacés sur la planète. Dans les Prairies canadiennes, il reste moins de 20 % de pâturages intacts, mentionne Thorsten Hebben, directeur pour l’Alberta de CIC. Et ce qui reste est morcelé.

« Pouvoir protéger des terres contiguës aussi vastes, c’est inouï, dit-il. Je doute très fort qu’une autre occasion comme celle-ci se présente un jour en Amérique du Nord, sinon au monde. »

On comprend donc l’importance de la propriété pour la planète. S’il avait été vendu pour être mis en culture comme ce qui l’entoure, ce riche écosystème aurait disparu – et, comme lui, les traces de 10 000 ans de culture autochtones, dont des cercles de tipi, des cairns de pierre et un précipice à bison.

« Un bon producteur agricole n’aurait pas de difficultés à convertir le lieu, dit Hebben. Et nous savons fort bien que cette conversion, c’est probablement ce qui serait arrivé un de ces jours si aucune servitude de conservation ne s’appliquait. »

La renommée du ranch McIntyre est bien plus ancienne que cet effort concerté de conservation. Elle remonte à 1894, quand le fameux rancheur texan William H. McIntyre a acquis une première terre de l’Alberta Railway and Irrigation Company. De fil en aiguille, l’homme s’est constitué l’un des premiers et des plus grands ranchs au Canada.

Son fils William, surnommé Billy, a raconté dans un historique du ranch que les premières clôtures entouraient des espaces séparés de 200 hectares chacun. Il a aussi vanté la qualité des herbes des prairies, citant au passage un sénateur du Kansas, John J. Ingalls : « L’herbe est le pardon de la nature, sa bénédiction renouvelée. »

C’est ce sentiment qui sous-tend les activités au ranch McIntyre depuis le début. Aux États-Unis, William McIntyre l’aîné avait vu des pacages effrénés ruiner des ranchs du Midwest, et il n’allait pas laisser la même chose se produire sur ses terres au Canada. Sa stratégie a consisté à ne garder qu’un nombre viable de têtes de bétail et à les faire paître au bon endroit au bon moment – une pratique qui imitait les déplacements des troupeaux de bisons qui vrombissaient autrefois dans les grandes plaines.

« Je l’ai souvent dit : nous n’aurions jamais eu cette occasion de conservation si ce n’était de la mentalité du propriétaire initial, William H. McIntyre, insiste Hebben. Il savait qu’il lui faudrait traiter cette terre avec respect s’il voulait réussir son entreprise. »

Cette tradition, les propriétaires actuels en prennent soin, dit Thrall. Son grand-père Ralph, ami proche et employé de Billy McIntyre, a racheté la terre à la mort de celui-ci avec la nette intention de poursuivre dans la même veine. Ralph Thrall fils a continué l’œuvre en son temps, et c’est aujourd’hui le tour de la troisième génération.

« Mon père disait parfois : “Soit invisible, mais à ton départ, laisse les choses en meilleur état qu’à ton arrivée” », raconte Thrall.

Pour lui comme pour ses frères et sœurs, les efforts de conservation du ranch sont une manière d’en garder vivant l’héritage. En outre, les longues démarches pour concrétiser l’accord historique de conservation lui ont fait comprendre que les retombées allaient profiter à bien plus que le ranch lui-même.

« Je ne m’en rendais pas pleinement compte, mais l’accord s’inscrit dans quelque chose de plus vaste. Car oui, c’est un don à la planète. Il faut le reconnaître. Pour nous, c’était la chose à faire, tout simplement. »

Remarquable, la servitude de conservation signée élargit la portée du concept de protection écologique. Les principaux acteurs sont des producteurs agricoles et l’objet de la protection est une prairie, pas des mammifères sympathiques ni des forêts comme on le voit habituellement dans la mouvance conservationniste.

La servitude appliquée au ranch McIntyre est une superbe récompense pour les efforts de conservation au Canada, dit Tom Lynch-Staunton, vice-président pour l’Alberta à CNC. La mise en culture de prairies libère du carbone dans l’atmosphère qui en contient déjà des quantités dangereuses. Les prairies vierges fonctionnent comme une forêt renversée, stockant autant de carbone dans le sol et les racines que les arbres de forêts tempérées.

« Nous savons que la bonne santé, la bonne gestion et la bonne intendance de ces terres sont critiques pour lutter contre les changements climatiques et les gaz à effet de serre, mais aussi pour améliorer notre résilience face aux sécheresses et aux inondations », explique Lynch-Staunton.

Les prairies vierges ont tant de valeur, en fait, que les scientifiques essaient encore d’en cataloguer tous les bénéfices et de trouver un moyen de rétablir ceux qui ont été perdus.

« Nous tentons d’apprendre en quoi consiste la vraie valeur pour la société d’un écosystème de prairies sain », ajoute-t-il.

Hebben et lui espèrent tous deux que la signature de la servitude de conservation au ranch McIntyre mènera à d’autres partenariats cruciaux au Canada.

« Nous essayons de changer la donne. Mais nous ne pourrions pas le faire dans les producteurs, dit Hebben. Ce sont eux qui donnent sa chance à la conservation par l’intendance de leurs terres et leur volonté de s’associer à nous. Dans cet esprit, le ranch McIntyre, c’est seulement la cerise sur le gâteau pour nous. »

Précieuses prairies

Les prairies sont des écosystèmes bouillonnant de vie sous toutes ses formes. Elles abritent une faune et une flore bigarrées, stockent le carbone, nourrissent de grands herbivores, exercent une gestion parasitaire pour les cultures, facilitent la pollinisation, ralentissent l’érosion, luttent contre les inondations et génèrent à la fois des médicaments et des aliments. Prairies et milieux humides composent ensemble une superbe mosaïque d’habitats complémentaires pour des centaines d’espèces, dont bon nombre sont en péril.

La disparition rapide des prairies est très préoccupante. On estime que 74 % des prairies naturelles du Canada ont déjà été perdues. Depuis 1970, plus de la moitié de leurs populations aviaires ont disparu. Bien des espèces de sauvagine s’y reproduisent, mais il ne reste peut-être pas assez de sites de nidification pour la population de canards pilets, en déclin. Nous ne pourrions trop insister sur l’urgence de la situation.

Organisme national dédié à la conservation, CIC reconnaît le rôle clé des prairies tempérées dans la santé des écosystèmes. Nous œuvrons à préserver et à régénérer les prairies naturelles partout au pays. Plus de détails au canards.ca/prairies