À la rescousse de l’eider
Quand, dans les années 1980, les populations d’eider à duvet battaient de l’aile à Terre-Neuve-et-Labrador, des groupes d’ardents bénévoles se sont mobilisés pour sauver l’une des espèces d’oiseaux les plus emblématiques de cette province.

« Madame Eider » existe bel et bien : elle s’appelle Barb Genge et est propriétaire du Tuckamore Lodge de Main Brook, à Terre-Neuve-et-Labrador.
Dans les années 1990, les bénévoles de Canards Illimités dans cette province ont minutieusement pris en charge des milliers d’œufs et de jeunes eiders à duvet. Ils ont abrité des centaines d’embryons et d’oisillons à la fois dans des incubateurs installés dans une remise savamment aménagée à Main Brook, dans la grande péninsule du Nord de la province.

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Ces bénévoles ont des permis spéciaux qui les autorisent à manipuler les canards sauvages et leurs œufs. On peut dire qu’ils sont devenus des experts : ils savaient exactement quand retourner les œufs, quand placer les oisillons dans des incubateurs à chaleur sèche et quand les libérer dans la mer à la baie Hare et à L’Anse aux Meadows.
« Ils ont materné ces oisillons », explique Barb Genge.
Leur travail s’inscrivait dans le cadre d’un exceptionnel programme de conservation consacré à l’eider à duvet, piloté par CIC et encadré par le Service canadien de la faune (SCF) et le gouvernement provincial pour accroître la population de cette emblématique espèce de canard de mer. Dans les années 1980 à Terre-Neuve-et-Labrador, les populations d’eider avaient baissé en flèche, peut-être en raison de facteurs comme la prédation à laquelle se livre le grand goéland marin, la surchasse et plusieurs années de froid extrême, qui ont donné lieu à la formation d’un lourd couvert de glace en mer.
Ex-organisatrice bénévole du programme de conservation de l’eider de CIC, Barb Genge a cherché du financement, dirigé d’autres bénévoles et surveillé les relations avec les médias et les communications dans le Nord de la province.
« Quand j’ai commencé, il ne restait plus qu’une centaine d’oiseaux nicheurs dans la région; c’était en 1989. Puisque l’environnement m’avait toujours intéressée, j’étais très heureuse d’intervenir du mieux que je pouvais. »

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Elle a fait preuve d’un enthousiasme contagieux pour la conservation de l’eider, se rappelle Glen Parsons, ancien membre du personnel de CIC. « Elle est devenue une ardente promotrice de cette cause et a su y rallier des gens venus de tous les horizons, dit-il. Elle a défriché le terrain. »
Des groupes d’action communautaire ont dirigé les travaux sur le terrain dans le cadre du programme de conservation de l’eider. De fervents bénévoles ont consacré d’innombrables heures à la surveillance des embryons et des oisillons et à installer et à surveiller des abris pour les nids dans les îlots de nidification. Au début des années 2000, ils ont aussi aidé les biologistes à baguer plus de 2 300 eiders adultes et 9 700 canetons sur les côtes venteuses de ces îlots éloignés, accessibles en bateau seulement.
Trente ans après le début des travaux de CIC, les populations d’eider à duvet à Terre-Neuve-et-Labrador se sont rétablies. Ce programme a vraiment contribué au rétablissement des populations d’eider, mais ce n’est pas tout. Grâce à cette initiative de conservation essentiellement portée par l’action populaire de la communauté, les résidents sont aujourd’hui les gardiens de la faune, ce qui a rallumé le flambeau de la conservation dans cette province.
« Des liens différents unissent désormais les communautés et les eiders, précise Scott Gilliland, biologiste auprès du SCF, ce qui a eu un impact retentissant sur la conservation. »
C’est en 1988 qu’Eddie et Bessie Pilgrim ont commencé à faire du bénévolat auprès de CIC, en élevant de jeunes eiders d’abord à la maison, puis dans les installations de Main Brook. Le couple s’est ensuite installé sur les îles de la baie Hare pour y surveiller les abris d’eiders; il s’agit toujours aujourd’hui d’un élément essentiel du programme de conservation de l’eider. Les eiders ne se reproduisent pas avant d’avoir trois ans et ont de petites couvées de quatre à six œufs, à la différence des canards colverts, qui se reproduisent après un an et ont une moyenne de dix à douze œufs par couvée. C’est pourquoi les quelques femelles restées dans les îles ont eu besoin de toute l’aide des Pilgrim pour mener leur couvaison à terme. (Ce sont également des bénévoles qui gèrent, encore aujourd’hui, les abris de nids d’eiders dans les régions côtières de toute cette province.)

Glen Parsons se rappelle avoir accompagné des bénévoles au début des années 1990. Ils prenaient les oisillons dans le couvoir de Main Brook pour les emmener à L’Anse aux Meadows, à la pointe nord de la province, qui divise le golfe du Saint-Laurent et l’océan Atlantique. Il se rappelle bien que ce jour-là, Barb Genge était rongée d’inquiétude pour les oiseaux : « Craignant que la poussière de la route soit dommageable pour les eiders, elle les a même placés dans des caisses de bois fermées pour qu’ils soient à l’abri », se souvient-il.
Quand le groupe est arrivé à L’Anse aux Meadows avec les caisses de canards, ils ont planté d’énormes pieux et posé des clôtures dans la zone intertidale pour guider les canetons dans leurs déplacements entre la terre ferme et la baie et les aider à s’adapter à leur nouvel environnement. Ils ont aussi bagué tous les oisillons avant de les libérer.
Depuis 1987, la population aujourd’hui nombreuse des eiders à Terre-Neuve-et-Labrador ne cesse d’augmenter. Et l’eider, jadis très prisé par les chasseurs dans cette province, est devenu une espèce locale chouchoutée. Les sauvaginiers chassent toujours l’eider – élément essentiel de leur culture dans de nombreuses communautés –, et aujourd’hui, les bénévoles sont très fiers d’avoir sauvé l’eider de la catastrophe.
Le travail des bénévoles à Terre-Neuve-et-Labrador dans les 30 dernières années est indispensable pour étudier l’eider à duvet dans cette province et ailleurs sur la côte est. Puisque CIC et d’autres organismes de conservation au Canada et aux États-Unis mettent tout en œuvre pour expliquer la baisse du nombre d’eiders dans les provinces de l’Atlantique et en Nouvelle-Angleterre (« Le mystère des eiders », Conservationniste, printemps 2016), ils se penchent sur les données recueillies sur le terrain et les réanalysent.
Les résultats de ces travaux pour les communautés ont autant d’importance que les données statistiques. « Je n’en revenais pas, s’exclame Scott Gilliland, car il y a maintenant des eiders là où il n’y en avait pas, au grand bonheur de tous. »
Cet exploit, c’est à de fervents bénévoles comme Barb Genge et les Pilgrim que le nous devons : convaincus qu’ils pourraient sauver l’eider, ils ont réussi et réussissent toujours à le faire.