Que sont les eiders devenus?

Trois hommes vêtus de bottes-salopettes aux motifs de camouflage se frayent un chemin dans les hautes broussailles sur une île côtière de la côte sud de la Nouvelle-Écosse. Ils essaient de faire sortir les eiders à duvet des bosquets de petits sapins qui poussent en grappes en mépris du vent constant. Soudain, une femelle émerge. Un des hommes se lance à sa poursuite et projette son filet pour la piéger. Un temps, elle agite furieusement ses ailes brunes tachetées dans l’espoir de s’échapper, en vain. L’oiseau se calme enfin.

En tant que partenaire du PCCM, Canards Illimités Canada (CIC) fait partie des nombreuses parties prenantes à la recherche.

« L’un des principaux atouts de ce chantier, c’est le partenariat qui tire parti de l’expertise des deux côtés de la frontière, déclare Matt Dyson, chercheur à l’Institut de recherche sur les milieux humides et la sauvagine de CIC. Grâce à ce que nous apprenons, nous pourrons établir des liens essentiels entre l’habitat et les taux de population. Nous serons donc mieux outillés pour concevoir des programmes de conservation efficaces. »

Les eiders à duvet sont des canards de mer qui passent leur vie dans l’océan, près des côtes, à la recherche de nourriture. L’habitat de la sous-espèce américaine va du Massachusetts aux marches polaires, soit le nord du Labrador. Leur plumage est majestueux – et le mâle ne vas pas sans évoquer une orque avec son agencement de motifs noirs et blancs. Chez les deux sexes, le bec allongé s’étire presque jusqu’aux yeux.

En 1918, la chasse excessive avait tellement décimé les populations d’eiders à duvet que le gouvernement des États-Unis a imposé un moratoire sur l’exploitation de la ressource. Leur nombre s’est ensuite suffisamment rétabli pour que le moratoire soit levé et les oiseaux ont prospéré durant des décennies. Toutefois, au début des années 2000, selon le Plan conjoint des canards de mer, les gestionnaires de la sauvagine gibier du Massachusetts, du Maine, de la Nouvelle-Écosse et du Nouveau-Brunswick ont noté une diminution du nombre d’oiseaux près du golfe du Maine.

Au nord comme au sud de la frontière, les organismes de conservation et les pouvoirs publics ont mené diverses études sur la population et ses mouvements. Mais c’est seulement en 2019, lors d’un atelier sur l’eider à duvet organisé par le Plan conjoint des canards de mer à St Andrews, au Nouveau-Brunswick, que les biologistes et les gestionnaires de la faune ont convenu d’unir leurs efforts de façon plus stratégique. Le fruit de ce changement d’orientation a été la création d’un groupe de recherche réunissant plus d’une douzaine d’universités, d’organisations gouvernementales et d’OBNL, dont Canards Illimités Canada, le Service canadien de la faune, le gouvernement du NunatuKavut et bien d’autres.

La population d’eiders évoluant très rapidement, le groupe n’a pas pu s’appuyer sur les méthodes de suivi habituelles comme le baguage – où les chasseurs rapportent les bagues attachées aux pattes des oiseaux par que les chercheurs – pour comprendre l’évolution des effectifs et de la répartition de l’espèce dans son habitat traditionnel. Les scientifiques ont plutôt opté pour des émetteurs satellites très sophistiqués afin de recueillir des informations en temps réel pendant environ trois ans sur les lieux de reproduction, de nidification et d’hivernage des eiders dans leur aire de répartition. Et sur la côte du Labrador, où l’eider à duvet jouit d’une importance culturelle, le PCCM encourage les Inuits à se joindre à ce chantier de recherche avec leurs savoirs traditionnels afin de mieux comprendre les schémas migratoires de l’espèce et l’utilisation de l’habitat.

« Les oiseaux commencent à nous renseigner quotidiennement dès que nous les relâchons, explique Scott Gilliland, l’une des têtes dirigeantes du chantier. Au final, nous aurons une bonne idée de l’endroit où ils passent l’hiver, de celui où ils se reproduisent et de tous les habitats qu’ils fréquentent entre les deux. »

« Chez Canards Illimités Canada, nous avons jugé important de nous associer à un collectif de recherche d’une telle envergure dans une volonté de mieux comprendre la nature et les transformations de l’habitat de l’eider à duvet, explique Nic McClelland, biologiste de recherche pour CIC dans la région de l’Atlantique et l’un des chercheurs sur l’eider. Ce que nous apprenons grâce à ces émetteurs est non seulement passionnant, mais essentiel pour la conservation future de l’habitat marin dans les provinces atlantiques. »

Après que Gilliland et ses compagnons ont fini d’attraper tous les oiseaux qu’ils peuvent transporter, ils retournent à grands vers sur les arbustes et les rochers couverts d’algues jusqu’à leur embarcation d’aluminium, les bras chargés de transporteurs à chat remplis d’eiders endormis. De là, ils prennent la direction de la clinique d’un vétérinaire avec lequel Gilliland travaille depuis les années 1990.

Dans la salle d’opération, un premier oiseau fait l’objet des préparatifs à l’intervention au cours de laquelle un émetteur satellite de la taille d’une pile D lui sera inséré dans la cavité abdominale. Ces émetteurs sont inoffensifs. Une fois l’incision recousue et l’oiseau relâché, le seul signe visible de la procédure sera une courte antenne émergeant de son ventre et remontant dans son dos. « Ils ont un peu l’air de robocanards quand on les libère », dit Gilliland.

Ce soir-là, l’équipe ramène les canards dans leurs transporteurs sur le rivage, d’où ils peuvent s’envoler vers l’île et rejoindre leurs nids remplis d’œufs vert olive sur des lits de duvet gris.

Qu’arrive-t-il à ces oiseaux? Les chercheurs ont une hypothèse. Si la population globale d’eiders à duvet est en déclin, c’est d’un endroit en particulier que ces oiseaux semblent disparaître : le golfe du Maine et ses environs, c’est-à-dire, à peu de choses près, le centre de leur aire de répartition. La population au nord – Québec, Terre-Neuve-et-Labrador – et au sud – Massachusetts, New York, Rhode Island – de son aire de répartition semble être en croissance.

Le golfe du Maine est l’un des endroits au monde qui se réchauffent le plus vite. L’eau s’y réchauffe trois fois plus rapidement que la moyenne mondiale. Pour des espèces aussi grosses que la baleine franche de l’Atlantique Nord et aussi petites que la moule bleue – une des principales sources de nourriture de l’eider à duvet –, le bouleversement est complet. C’est qu’en plus de rendre inhospitalières des aires comme le golfe du Maine, les changements climatiques causent aussi la fonte des glaces dans les portions nordiques de l’habitat de l’eider à duvet, ce qui permet à ce dernier de pêcher la moule sur un territoire plus vaste et de s’en nourrir plus longtemps.

Les répercussions de l’étude chapeautée par le Plan conjoint des canards de mer vont au-delà de l’eider à duvet; elles concernent aussi les exploitants traditionnels, les amateurs de plein air et nombre d’espèces sauvages. Ce que les chercheurs découvriront aidera la totalité des scientifiques de la faune et de la flore à saisir ce qui se passe quand un microclimat change trop rapidement pour que l’écosystème puisse s’adapter. L’étude esquissera ce qu’il faut anticiper avant le réchauffement continu de la planète. Elle proposera aussi de possibles solutions pour protéger de nouvelles zones d’habitat dont une espèce comme l’eider à duvet pourrait avoir besoin pour non seulement à continuer à exister, mais à prospérer.