Là où coulent les eaux
Les enseignements des ancêtres éclairent la voie à suivre dans la conservation

Il y a très longtemps, de gigantesques mammifères vivaient sur Terre et se nourrissaient de chairs humaines. Jusqu’au jour où arriva un sauveur venu de l’Ouest : Yámoríyá (prononcer « ya-mo-ri-a »). C’est ainsi que commence le récit que se transmettent, de génération en génération, les communautés dénées partout dans les Territoires du Nord-Ouest.
Yámoríyá chassait ces cruels animaux, dont une famille de gros castors qui peuplaient la rive nord du Grand lac de l’Ours. Il détruisit leurs huttes et les tua. Yámoríyá libéra le peuple de ces animaux mangeurs d’hommes. La vie bascula, passant de l’obscurité à la lumière.
Aujourd’hui, ce sont, non plus des géants qui terrorisent les Dénés, mais plutôt les manifestations du changement climatique : saisons des glaces écourtées, évolution des habitudes climatiques pour les déplacements, disparition de certaines espèces et apparition de nouvelles.
Mais aujourd’hui, pour connaître la voie à suivre, ce n’est plus vers un sauveur comme Yámoríyá que se tournent les habitants de la lointaine communauté de Délı̨nę, dans les Territoires du Nord-Ouest. Ils se tournent plutôt vers le passé et vers leurs aînés et prophètes.
Chaque matin, Michael Neyelle, président du conseil de régie Tsá Túé (« tsa-tou-é ») et résident de Délı̨nę, se lève non loin de la rive du Grand lac de l’Ours, le huitième plan d’eau douce dans le monde. Les eaux du lac sont saines, froides et pures. « C’est d’abord ce que je vois en regardant par la fenêtre », nous apprend Michael.

Les habitants de la localité aiment bien puiser l’eau du lac avec leurs seaux. « L’eau du robinet est bonne, mais l’eau du lac est tellement meilleure », explique-t-il. En plus de les aider à produire le meilleur café et à se nourrir, le lac, les milieux humides sphaigneux des environs et la forêt boréale hébergent de nombreuses espèces de l’Arctique, dont les caribous de la toundra et de la forêt boréale, les loups, les carcajous, les bœufs musqués, les grizzlis et de nombreuses espèces d’oiseaux migrateurs comme le faucon pèlerin.
Vu de la douillette demeure de Michael Neyelle, le lac est souvent si calme qu’il paraît aussi lisse que du verre. Or, l’expérience lui a appris que la situation peut rapidement changer.
« Ce lac est si imprévisible. C’est très dangereux », dit-il, en parlant même des moutons et des vagues déferlantes qui agitent le lac. L’un de ses tout premiers souvenirs du Grand lac de l’Ours remonte au jour où il prenait place dans une embarcation avec son père. Le lac, si vaste qu’il pourrait produire son propre système météorologique, était tranquille. Ils pouvaient tous deux se rendre jusqu’à une baie, où s’étiraient des plages sablonneuses à perte de vue, et non plus des rives rocailleuses parsemées de galets. « C’était magnifique. », se souvient-il.
Michael Neyelle est un puits de science. Il connaît le lac, sa langue maternelle autochtone et sa communauté. Or, ce sont des connaissances qu’il a dû réapprendre. Car dans sa plus tendre enfance, il a dû quitter la maison pour un pensionnat. Quand il est revenu à Délı̨nę de nombreuses années plus tard, il avait perdu l’habitude de vivre sur la terre et de parler couramment sa langue maternelle. Il s’est réimmergé dans les traditions de sa culture. « C’était très difficile, mais j’y suis finalement parvenu. »
Aujourd’hui, il siège au conseil comme président et travaille comme interprète. C’est une tâche qui comporte ses propres difficultés, dit-il. La langue Sahtúgot’ı̨nę, vieille de milliers d’années, ne comprend pas de termes pour désigner des notions nouvelles comme les ordinateurs, les téléphones intelligents ou le changement climatique.
Le Grand lac de l’Ours et les milieux humides environnants offrent d’énormes bienfaits écologiques et culturels. Voilà pourquoi les Autochtones de Délı̨nę sont les régisseurs du bassin versant du Grand lac de l’Ours depuis des temps immémoriaux. Dans les 30 dernières années, ils mènent à bien ce travail dans le cadre de différentes ententes de revendications territoriales qu’ils ont conclues avec le gouvernement fédéral et le gouvernement territorial et qui leur ont permis de maîtriser l’aménagement du territoire.
« Comme peuple autochtone, nous tenons toujours à surveiller le territoire, l’eau, l’environnement et la faune, affirme l’ancien chef de Délı̨nę, Leonard Kenny. Ce sont des responsabilités qui nous appartiennent. »

Kenny et d’autres membres de la communauté travaillent sans relâche afin d’assurer l’avenir du lac et de le préserver « pour toutes les générations », affirme Kenny.
Le regretté prophète déné, Louie Ayah, a mis en exergue ce sens des responsabilités. L’une de ses prophéties tourmente Michael Neyelle.
De son vivant, Ayah a rendu plus d’une trentaine de prophéties. L’une d’elles prédisait l’arrivée de trois animaux étranges. En 2008, trois ours polaires ont surgi dans la communauté de Délı̨nę. C’était du jamais-vu. Les animaux marins restent généralement près de l’océan, mais ces ours avaient probablement parcouru plus d’un millier de kilomètres sur le continent pour se rendre dans cette communauté. Une autre prophétie l’inquiète : le Grand lac de l’Ours sera un jour la dernière source d’eau douce.
« Mes aînés et ancêtres ont prédit que ce serait le dernier lac dans ce monde, lorsque l’univers sera aux prises avec tous ces problèmes d’alimentation, d’eau et autres. Cette prédiction est tellement inquiétante que je tiens à faire tout ce que je peux, précise-t-il. C’est une question qui me préoccupe sans cesse. »

À l’extérieur de la maison du défunt prophète, sur la rive du Grand lac de l’Ours, par une journée de la mi-août dans la lointaine communauté de Délı̨nę, le ciel est nuageux et les gens portent des imperméables. Il pleut d’ailleurs de plus en plus dans les Territoires du Nord-Ouest, où la pluie était plutôt rare. Et selon la recherche publiée par le ministère de l’Environnement et des Ressources naturelles des Territoires, c’est un phénomène qui est probablement appelé à durer, puisque le Grand Nord continue de se réchauffer.
Dans le centre communautaire de Délı̨nę, Michael Neyelle écoute attentivement les dignitaires de différents organismes prononcer leurs discours. Il traduit ce qu’ils disent en Sahtúgot’ı̨nę, la langue de ses ancêtres. Des gens venus des quatre coins du Canada et d’ailleurs ont fait le voyage en avion pour venir souligner un grand événement dans cette communauté éloignée.

Car au début de l’année, le 19 mars 2016, à Lima au Pérou – à plus de 9 400 kilomètres de là –, on a rendu hommage à la communauté de Délı̨nę pour son attachement à la protection du territoire et de l’eau, en la consacrant comme Réserve de biosphère internationale de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO). Cette désignation, qui est en quelque sorte un prix d’excellence, porte sur un territoire (9 331 300 hectares) de terre et d’eau, où les humains vivent en harmonie avec la nature.
Le nom donné à la Réserve de biosphère, Tsá Túé, rappelle les castors géants (tsá) que pourchassait jadis Yámoríyá.
Danika Littlechild, vice-présidente de la Commission canadienne de l’UNESCO, participe à l’événement qui se tient à Délı̨nę en août. Première Autochtone à occuper un poste aux Nations Unies, elle salue les travaux de conservation réalisés par la communauté de Délı̨nę. « Le travail que vous avez accompli aura un effet d’entraînement dépassant de loin ce que vous pouvez imaginer », dit-elle.
Comment une communauté d’environ 600 personnes a-t-elle pu capter l’attention des Nations Unies? Selon Michael Neyelle, il y a essentiellement deux raisons : le respect des enseignements des anciens et la coopération.
« Nous avons appris à respecter nos aînés et à les écouter lors-qu’ils parlent », explique-t-il.
Et en matière de coopération, la communauté de Délı̨nę ne se contente pas de travailler en équipe : elle travaille en collaboration avec d’autres organismes, par exemple la Campagne internationale pour la conservation boréale (CICB).
La CICB est une initiative qui mobilise les ressources et les employés de Pew Charitable Trusts et de Ducks Unlimited pour la préservation de la forêt boréale, zone essentielle de nidification de la sauvagine nord-américaine.
Les membres partenaires de la CICB ont appuyé la candidature de la communauté de Délı̨nę pour la désignation de l’UNESCO.
Selon Les Bogdan, directeur des opérations régionales pour la région boréale de Canards Illimités en Colombie-Britannique et membre du conseil de la CICB, ce partenariat entre les résidents de Délı̨nę et CIC laisse entrevoir un style plus inclusif de travail de conservation.
« Les gens sont portés à croire que la conservation se déroule dans un laboratoire, ou sur le terrain à faire des travaux de restauration. Mais souvent, il s’agit de nouer des partenariats. Pour préserver un territoire important dans la forêt boréale, nous devons travailler en collaboration avec les groupes autochtones, comme nous le faisons dans la communauté de Délı̨nę », déclare Les Bogdan, qui précise que CIC a fourni à la communauté une application cartographique en ligne pour l’aider dans la gestion de l’aménagement de son territoire.
Accessible en avion et en bateau et sur des chemins de glace en hiver, la communauté de Délı̨nę est en train de devenir un modèle pour l’aménagement du territoire mené par les Autochtones. Les Dénés espèrent qu’il sera question de leur territoire et de leur lac dans les conversations de ceux qui vivent au Canada et partout ailleurs dans le monde.
Par cette soirée d’été, on danse et on fête au rythme de l’Æexele (« ex-el-é ») que font résonner les Dénés, jeunes et moins jeunes. Les habitants de Délı̨nę relèvent le colossal défi de la préservation de l’environnement naturel pour tous.
« Nous le faisons pour tous les Canadiens, et pour tous les jeunes dans le monde », conclut Michael Neyelle.

Pour tout savoir sur Délıne
- La communauté de Délinę (« dé-li-né ») est située dans la région du Sahtu, dans les Territoires du Nord-Ouest, sur la rive ouest du Grand lac de l’Ours. En Sahtúgot’inęk’ gokede, langue parlée par les résidents de cette communauté, Délinę signifie « là où coulent les eaux ».
- Jusqu’en 1993, Délinę s’est appelée Fort Franklin, d’après le nom de l’explorateur anglais sir John Franklin, qui a passé l’hiver dans la région avec son équipage pendant sa deuxième expédition dans l’Arctique (1825-1827). Dix huit ans après avoir quitté Délinę, Franklin partait pour une dernière et fatale mission afin de découvrir le passage du Nord-Ouest.
- Le 1er septembre 2016, Délinę est devenue la première communauté des Territoires du Nord-Ouest à obtenir l’autonomie gouvernementale. Le gouvernement Got’ine de Délinę, qui sera financé par le gouvernement fédéral et le gouvernement territorial, sera responsable de services comme les soins de santé, l’éducation et le logement.
- On sait que les macreuses à front blanc (ci-dessus), ou chuk’ (« chouk-é ») en langue Sahtúgot’ınę, visitent parfois le Grand lac de l’Ours.