Les milieux humides du Canada produisent chaque année, dans les collectivités, des milliards de dollars de retombées économiques. Oui, vous avez bien lu : des milliards. Qu’il s’agisse de contrer les inondations et les sécheresses, d’emmagasiner le carbone, de purifier l’eau ou de nous protéger contre la hausse du niveau des mers, les milieux humides assurent, naturellement, des fonctions infrastructurelles importantes. Or, la valeur de ces écosystèmes essentiels ne paraît pas dans les bilans des provinces et des municipalités. Il s’agit d’une omission qui se révèlera de plus en plus coûteuse, puisque les effets du changement climatique se multiplient.
Ayant l’expérience des finances, je reconnais qu’il est difficile de chiffrer en dollars un marais de la même façon qu’on le fait pour une usine de traitement des eaux. Or, en tant que conservationniste, je suis intimement convaincu que si nous ne trouvons pas les moyens de démontrer clairement — en dollars et en cents — la valeur de nos milieux naturels, nous risquons de les perdre. Et nous pouvons tous nous entendre pour dire que les répercussions économiques de cette perte seraient catastrophiques.
Il ne fait aucun doute que l’absence de baromètre monétaire contribue à la destruction généralisée de l’habitat. D’après une idée fausse qui se donne libre cours, les milieux humides sont des « terres stériles » quand on analyse la valeur du territoire simplement en fonction de ce que nous pouvons récolter, développer ou extraire. Aujourd’hui, il se perd chaque jour au Canada à concurrence de 32,3 hectares de milieux humides. Les paysages sont donc vulnérables aux effets des extrêmes météorologiques. Pourtant, si les planificateurs de l’aménagement du territoire et les promoteurs immobiliers savaient que les étangs tranquilles, lisérés de quenouilles à la périphérie des villes, protègent les ponts en évitant qu’ils soient arrachés ou les rues en évitant qu’elles soient inondées (ce qui coûte parfois des millions de dollars en frais de réparation), ils réfléchiraient mûrement avant de les drainer ou de les combler. Ils pourraient considérer qu’il s’agit d’un bien à protéger.
L’idée que les écosystèmes comme les milieux humides devraient être considérés comme des « biens naturels » dans la gestion budgétaire est relativement nouvelle. Toutefois, les organismes de conservation de l’habitat comme Canards Illimités Canada s’efforcent depuis longtemps de plaider pour la conservation. Depuis des dizaines d’années, nous travaillons en partenariat avec de nombreuses collectivités et industries avant-gardistes qui tâchent de trouver des moyens ingénieux d’étendre les budgets d’infrastructures et qui s’occupent directement des impacts des extrêmes météorologiques sur leurs populations.
Nos partenariats sont consacrés à la mise au point de solutions inspirées de la nature, terme qui s’est imposé pour décrire la gestion durable et l’utilisation des caractéristiques et des processus naturels destinés à relever les défis socio-environnementaux. Par exemple, nous cartographions et répertorions les milieux humides existants et nous créons les règles de l’art de la gestion pour nous assurer que les travaux d’aménagement qui se déroulent dans les environs des milieux humides sont menés durablement. Nous créons des étangs naturalisés de rétention des eaux pluviales qui captent les eaux de ruissellement des précipitations dans les quartiers urbains. Nous restaurons les marais d’eau salée du littoral pour nous protéger contre les marées et les sautes d’humeur de la météo. Nous avons même mis hors service un vieux bassin d’épuration, d’après un processus que mes collègues des services scientifiques appellent le « phytoassainissement », pour en faire un magnifique milieu humide viable, qui est devenu une attraction communautaire et un lieu de prédilection pour l’ornithologie.
Mais que faut-il faire pour rehausser ces solutions inspirées de la nature et promouvoir la résilience climatique? À nouveau, je crois que ces solutions ont une valeur elles aussi.
Pour fixer cette valeur, il faut commencer au sommet, avec la politique de l’État. Les organismes de conservation comme le nôtre travaillent de concert avec les gouvernements provinciaux pour établir des politiques efficaces afin de protéger les milieux humides existants et d’éviter de perdre ceux qui sont dégradés. Puis, nous enchaînons avec les entreprises et l’industrie, qui adoptent des pratiques de développement durable rigoureuses — et qui les mettent en application. Enfin, c’est à nous tous qu’il appartient, comme particuliers et consommateurs, de faire des choix judicieux au quotidien.
Compte tenu des changements climatiques fulgurants que nous connaissons, nous savons que c’est vrai : la nature fait partie intégrante de notre économie. Elle n’en est pas indépendante. On en relève des preuves spectaculaires aux quatre coins du pays. Il suffit de penser aux collectivités dévastées par les inondations sur la côte est comme sur la côte ouest ou aux agriculteurs et aux éleveurs des Prairies canadiennes toujours aux prises avec le fardeau financier de la sécheresse de l’été dernier.
Nous savons aussi qu’il sera difficile de redéfinir la relation entre la nature et l’économie. Or, c’est précisément la raison pour laquelle nous devons nous pencher sur la question. Nous devons mesurer et gérer les milieux humides et les autres zones naturelles du point de vue de la prospérité économique, environnementales et sociétale. Si personne ne peut donner un prix à la nature, l’histoire continue de nous apprendre que nous en ignorons la valeur à nos risques et péril.
Larry Kaumeyer est le chef de la direction de Canards Illimités Canada (CIC). Au moment d’écrire ces lignes, 2,4 millions d’hectares de milieux humides et d’habitats naturels associés sont confiés aux soins de CIC; on estime qu’ils représentent chaque année une valeur économique de plus de 5,66 milliards de dollars.