La nouvelle infrastructure verte
Aménager des milieux humides pour apporter des solutions écobienveillantes à nos problèmes de qualité de l’eau

Chaque année, pendant une fin de semaine de juillet, le village de Saint-Pierre-Jolys accueille le Championnat national canadien de sauts de grenouilles. Ce championnat fait partie du Festival annuel des Folles Grenouilles. Cette prospère collectivité franco-manitobaine est aussi fière de ses parcs, de son nouveau service de ramassage du compost résidentiel et du Sentier transcanadien qui suit le parcours de la rivière aux Rats toute proche. Difficile de trouver une collectivité plus verte. Et dire qu’elle verdira encore plus.

Un regard écologique sur les eaux usées
Debout sur un talus gazonné qui surplombe l’étang de traitement des eaux usées actuel de Saint-Pierre-Jolys, Janine Wiebe pointe du doigt un champ boueux voisin : « Dans quelques mois, ce champ sera le royaume de la machinerie lourde », lance-t-elle en souriant. L’agente administrative en chef du village explique comment le réseau de traitement des eaux usées sera doté d’un nouveau milieu humide de traitement tertiaire.
Comme toutes les collectivités, Saint-Pierre-Jolys doit prévoir les besoins actuels et futurs de son réseau de traitement des eaux usées. Son développement en dépend. Ce réseau doit permettre d’éliminer les polluants, d’assainir l’eau, de traiter un volume sans cesse croissant d’eaux usées et de s’adapter à l’imprévisibilité des fortes eaux de pluie. La construction et l’entretien des centrales de traitement en béton traditionnelles reviennent très cher. Saint-
Pierre-Jolys a donc trouvé une meilleure solution.
Des employés de Native Plant Solutions (NPS) ont proposé un milieu humide de traitement tertiaire; il s’agit d’une solution durable, plus propre, économique et plus écologique pour réduire les niveaux de nutriments dans les eaux usées du village.
Dans ce type de réseau, un troisième compartiment d’assainissement – le milieu humide – vient se greffer aux compartiments de traitement primaire et secondaire afin de réduire les niveaux de phosphore », explique Glen Koblun, gestionnaire de NPS, le cabinet d’expertise-conseil de Canards Illimités et chef de file dans l’aménagement des réseaux de milieux humides de traitement inspiré de la science.
« Ce réseau coûte moins cher en frais d’entretien et de gestion que les options de traitement chimique ou mécanique », explique Glen Koblun.
Ce réseau de traitement tire parti des fonctions naturelles des végétaux des milieux humides – procédé qu’on appelle le « phytoassainissement », qui transforme les polluants les plus répandus en sous-produits inoffensifs ou en nutriments essentiels, grâce à l’importance de l’activité biologique qui se déroule dans un réseau de milieux humides, entre autres grâce au soleil, au vent, à l’eau, à l’air, aux végétaux et aux sols.
« Ce projet cadre avec notre vision, précise Janine Wiebe. Nous nous dotons ainsi d’un patrimoine que nous pourrons léguer aux générations futures. Ce réseau pourra s’agrandir et coûtera moins cher à long terme. »

L’infrastructure verte, naturellement
L’infrastructure verte est un mot en vogue, qui revient sur toutes les lèvres lorsqu’il est question des moyens grâce auxquels les collectivités peuvent mieux se prémunir contre les catastrophes comme les inondations. Chercheur scientifique à CIC, Pascal Badiou, Ph. D., est convaincu que l’infrastructure verte est un incontournable. Car à son avis, les milieux humides comptent parmi les systèmes les plus puissants à notre disposition.
« L’infrastructure bâtie traditionnelle comme les barrages secs ou les systèmes de traitement des eaux par marais artificiels jouent certes un rôle essentiel, mais ne corrigent généralement qu’un problème et comportent des frais d’entretien élevés », nous apprend M. Badiou. L’infrastructure verte, qui regroupe les sites naturels, la végétation et les milieux humides, capte et traite les eaux de pluie et de ruissellement à la source. Elle mise sur la nature, plutôt que sur le béton. »
Les milieux humides emmagasinent les eaux de pluie, de fonte des neiges et des crues. Ils filtrent les polluants, emmagasinent le carbone, reconstituent la nappe phréatique, réduisent l’érosion et assurent l’habitat de la faune, en plus d’offrir des sites aux fervents du plein air.
« Les autres moyens de lutter contre les inondations n’offrent pas autant d’avantages que les milieux humides, lance M. Badiou, qui a mené, partout dans les Prairies, de vastes travaux de recherche sur les effets du drainage des milieux humides pour la qualité et le volume de l’eau.
Restaurer en vert plutôt qu’en gris
Il est parfois difficile de sensibiliser les citoyens et les gouvernements à l’importance de l’infrastructure verte. En Alberta, il a fallu attendre les catastrophiques inondations de juin 2013 pour que le gouvernement provincial prenne un virage crucial. Le sud de l’Alberta a été dévasté. Le centre-ville de Calgary a été déserté. Ces catastrophes ont entraîné des dommages chiffrés à des millions de dollars.
Le gouvernement est intervenu en adoptant un certain nombre de programmes de financement pour lancer toutes sortes d’activités de restauration, dont le Programme de résilience et de remise en état des bassins versants (PRRBV). Comme l’indique son appellation, le PRRBV vise à améliorer les fonctions des bassins versants pour qu’ils puissent, à long terme, mieux résister aux sécheresses et aux inondations, ce qu’il est possible de faire grâce à la restauration, à la conservation, à l’éducation et à la régie environnementale.
Les projets traditionnels d’atténuation des effets des inondations consistent à construire des ouvrages d’envergure ou techniques (l’infrastructure « grise »). La restauration des bassins versants financée grâce au PRRBV mise sur des solutions naturelles, dont la conservation et la restauration des milieux humides.
Tracy Scott, chef des relations avec l’industrie et le gouvernement pour CIC en Alberta, et d’autres membres du personnel de CIC ont déposé un argumentaire en faveur de la restauration des milieux humides pour atténuer les effets des inondations dans le sud de l’Alberta, ce qui permet d’éclairer l’élaboration et la mise en œuvre du PRRBV du gouvernement.
« Le PRRBV s’étend désormais à l’infrastructure verte naturelle, ce qui est un excellent exemple des moyens que nous prenons pour aider le gouvernement de l’Alberta à harmoniser la conservation des milieux humides avec les priorités provinciales et sociétales, dont la Politique sur les milieux humides de l’Alberta, explique Scott. Peu de gens savent que la nouvelle Politique sur les milieux humides de l’Alberta constitue un outil essentiel, qui permettra à cette province de réaliser ses objectifs dans la gestion des inondations, des sécheresses, de la qualité de l’eau et de la biodiversité. »
Dans le cadre du premier cycle de la mise en œuvre de ce programme, en 2014, CIC a reçu 11,6 millions de dollars pour financer la restauration de 558 hectares de milieux humides dans des zones vulnérables aux inondations et aux sécheresses dans le sud de la province.
« Une part importante de ces fonds est versée directement aux propriétaires fonciers participants, pour les encourager à contribuer aux services écosystémiques; l’autre part des fonds est consacrée aux travaux de restauration mêmes », poursuit Scott.
On peut ainsi domestiquer les forces naturelles du paysage, au lieu de s’en remettre exclusivement à l’infrastructure technique traditionnelle », explique-t-il, ce qui permet de prendre les devants et de protéger, à long terme, l’eau, la faune et les Albertains.
« Le PRRBV est le premier épisode du feuilleton de l’infrastructure verte de CIC en Alberta », affirme Scott.

©Leigh Patterson
Jumeler le vert et le gris
Comme le savent si bien les Albertains, les milieux humides apportent d’énormes avantages environnementaux en faisant échec aux inondations. Or, il n’y a guère eu de recherche sur l’Ontario. Ces dernières années nous ont appris qu’il faut de plus en plus combler cette lacune d’information, puisque cette province a été durement éprouvée par des tempêtes et des inondations de plus en plus violentes.
En 2016, CIC et plusieurs partenaires ont mené des travaux de recherche dans le bassin versant de la rivière Credit, populeuse région vulnérable aux fortes inondations. Ils ont fait appel à un modèle hydrologique qui a permis de quantifier les conséquences de la régression et de la progression des milieux humides sur les inondations selon différents scénarios catastrophes.
Les premiers résultats ont été déposés l’automne dernier.
Sans surprise, selon les scénarios de modélisation dans lesquels les chercheurs ont fait abstraction des milieux humides, les inondations sont plus dommageables. Mais en réintégrant les milieux humides dans ces scénarios, on réduit l’intensité des inondations.
Les travaux de recherche confirment que de pair avec l’infrastructure bâtie, par exemple, les bassins de rétention des eaux de pluie, l’infrastructure verte des milieux humides peut constituer un autre rempart contre les inondations. Elle permet aussi de réduire la pression qui pèse sur l’infrastructure grise et d’en prolonger la durée utile.
« Nos travaux de recherche portent sur les zones dans lesquelles la restauration des milieux humides a le plus d’impact sur la lutte contre les inondations, confie Mark Gloutney, Ph. D., directeur des opérations de CIC dans la région de l’Est. CIC peut, en collaboration avec les municipalités, les organismes conservationnistes et d’autres organisations, mieux planifier les chocs thermiques et les inondations extrêmes en les aidant à enrichir leur parc d’infrastructures naturelles comme les milieux humides. »
Pour bâtir, en Ontario, des collectivités climatorésilientes, il faudra investir stratégiquement dans la restauration des milieux humides, déclare M. Gloutney. Et CIC, rappelle-t-il, « sera au rendez-vous ».
D’un océan à l’autre, de plus en plus vert
Janine Wiebe a très hâte de terminer la mise en œuvre de sa vision verte pour son village. Elle compte bien doter ce nouveau site de traitement tertiaire de panneaux d’information et de sentiers de randonnée. Elle veut aussi inviter les étudiants en science environnementale à y mener des travaux de recherche.
En attendant, des villes comme Moncton au Nouveau-Brunswick récoltent les fruits de l’investissement dans l’infrastructure verte.
En collaboration avec le personnel de NPS, Moncton a intégré, dans ses aménagements urbains, des systèmes de traitement des eaux par marais artificiel. Ces milieux humides urbains permettent d’emmagasiner et de filtrer de vastes quantités d’eau, ce qui a pour effet d’en améliorer la qualité. (Nous invitons nos lecteurs à relire l’article « Tendre vers le naturel » de notre numéro de l’automne 2016.)
Élaine Aucoin, directrice de la planification et de la gestion de l’environnement de la Ville de Moncton, a constaté que ces systèmes sont fonctionnels et qu’ils enrichissent la qualité de vie des résidents. « [Les milieux humides] sont beaucoup plus esthétiques et constituent un point de rassemblement de la communauté, à la différence des étangs secs, qui sont souvent grillagés et prennent trop de place », dit-elle.
En mars, Jim Couch, président de CIC, a rendu hommage à la Ville de Moncton en lui remettant le prix spécial de l’« Ordre de la conservation de Canards Illimités Canada » pour son leadership dans la conservation des milieux humides.
À l’autre bout du pays, le village de Gibsons, sur la côte ensoleillée de la Colombie-Britannique, mène la révolution de l’infrastructure verte. Ce village a conquis une notoriété nationale lorsque le Globe and Mail a annoncé que la nature était sa « plus précieuse infrastructure ». Voici ce qu’on retrouve dans les états financiers de ce village en 2015 :
Le village n’a pas à faire autant appel à l’infrastructure artificielle qu’il faudrait normalement aménager, puisqu’il a la chance d’être doté de nombreux ouvrages naturels, dont l’aquifère (stockage et filtrage de l’eau), les ruisseaux, les fossés et les milieux humides (gestion des eaux de pluie) de Gibson, ainsi que de sa zone intertidale (digue naturelle).
Ce que l’on peut mesurer est plus facile à gérer. Cette infrastructure verte est si importante que le village a pris une décision sans précédent : les intégrer dans le même système de gestion que l’infrastructure technique.
En empruntant le pont piétonnier qui enjambe la rivière aux Rats gonflée par les crues printanières, Janine Wiebe comprend les raisons pour lesquelles Gibsons donne tant d’importance au potentiel des solutions vertes que nous offre la nature.
« La nature est une alliée, et non une ennemie. »