Un canard au printemps
Chaque printemps, les Canadiens sont les témoins privilégiés du spectacle visuel et sonore de la sauvagine qui regagne ses pénates. Mais malgré l’accueil chaleureux que nous leur réservons après leur long périple, la vie de nos amis à plumes est loin d’être une sinécure. Car les canards – surtout les femelles – vivent une transformation physique et biologique avant, pendant et après leur périple. Et une fois rentrées au bercail, la plupart d’entre elles n’ont qu’une chance d’élever une progéniture.

C’est le début de juin dans les prairies de la Saskatchewan. Portée par une légère brise, une cane survole une parcelle des prairies indigènes proche d’un étang peu profond. Elle décide de se poser dans une petite clairière, puis de se réfugier sous le couvert herbeux. C’est le troisième lieu qu’elle inspecte.
Ici, elle se sent en sécurité.
Dans les jours qui viennent, cette sarcelle à ailes bleues construira son nid avec les herbes environnantes et le garnira de ses propres plumes. Elle se nourrira d’invertébrés pour refaire ses réserves afin de jouer un rôle important : produire une couvée.
Ce n’est pas de tout repos. Car elle a besoin de toute l’énergie qu’elle doit redonner à sa progéniture.
Lorsqu’ils se préparent à amorcer leur périple à partir de leurs aires d’hivernage du Sud pour regagner le nord du Canada, le mâle et la femelle agissent de la même manière. Lorsqu’ils arrivent cependant, leur comportement change. David Howerter, Ph. D., directeur national de la conservation de Canards Illimités, nous explique comment et pourquoi les canards font ce qu’ils font – avant de rentrer au bercail et lorsqu’ils s’y installent.

Une expérience commune en prévision de la migration
La fébrilité – Vous êtes-vous déjà demandé ce qui amène la sauvagine migratrice à quitter la chaleur de ses quartiers d’hiver? C’est un processus physiologique appelé zugunruhe ou « agitation migratoire ». Ce terme désigne l’impatience des oiseaux à l’approche de la migration. Cette agitation est déclenchée par le système endocrinien (l’ensemble des glandes qui libèrent des hormones dans le courant sanguin) en réaction au prolongement des heures de clarté. « Plus l’heure de la migration est proche, plus ces oiseaux s’agitent, explique M. Howerter. Ils passent plus de temps à voler et leurs mouvements les conduisent sur le chemin du retour au bercail. »
Aucune exception – Le zugunruhe a une incidence sur la sauvagine migratrice qui hiverne non loin de l’Équateur, là où les heures de clarté sont constantes toute l’année durant. Ce phénomène s’explique sans doute par les effets évolutionnistes de l’époque où la répartition de l’espèce était différente ou par le changement d’angle du soleil.
Emmagasiner les kilos – « Avant de regagner le Nord, les canards traversent une phase que les biologistes appellent l’« hyperphagie », en consacrant une grande partie de leurs journées à consommer des calories, précise M. Howerter. Ils le font en prévision de leur long périple. » Comme le zugunruhe, l’hyperphagie est elle aussi déclenchée par des changements hormonaux, qui sont influencés par l’évolution des heures de clarté.
L’effet de rapprochement – La sauvagine migratrice ne peut se reproduire qu’entre le printemps et la fin de l’été. S’il en est ainsi, c’est parce que pendant la « morte-saison », ses organes reproducteurs rétrécissent, pour lui permettre de parcourir de longs trajets. Lorsqu’elle se rapproche de ses aires de reproduction, son système endocrinien libère des hormones qui stimulent ses organes reproducteurs, qui reprennent leur taille en prévision de la reproduction.

La cane, maîtresse de la couvée
En arrivant sur leurs sites de nidification, le mâle et de la femelle commencent à vivre une expérience différente. « Lorsqu’ils ont fécondé les œufs et que les femelles les couvent, les mâles repartent. Souvent, ils prennent le chemin du Nord, en direction de la forêt boréale », poursuit M. Howerter.
Pendant ce temps, les femelles se préparent pour l’un des processus les plus difficiles qu’il leur sera donné de vivre dans toute leur existence : produire une couvée d’œufs.

Une question de taille – Le comportement de la sauvagine sur le site de nidification dépend de sa taille : il y a les reproducteurs sur capital (capital breeders) et les reproducteurs à revenu (income breeders). Les reproducteurs sur capital sont les canards de grande taille qui peuvent emmagasiner une grande quantité d’énergie (ou de calories) leur permettant de parcourir des milliers de kilomètres et d’être prêts, à destination, à pondre une couvée et à la couver pendant 30 jours en puisant dans leur réserve. L’eider à duvet, dont le poids varie en moyenne entre 0,90 et 2,72 kilos, est un exemple de reproducteur sur capital.
Les reproducteurs « à revenu » comme la sarcelle à ailes bleues (qui pèse à peine 400 grammes) sont incapables de stocker les mêmes réserves de carburant. En arrivant sur les sites de nidification, ils recherchent une nourriture riche en protéines et en calcium (invertébrés), qui leur apporte les nutriments nécessaires pour produire une couvée.
La sauvagine de taille moyenne, par exemple le canard colvert, se situe à mi-chemin entre le reproducteur sur capital et reproducteur à revenu. « Les oiseaux de taille moyenne emmagasinent généralement assez de nutriments pour pondre une première couvée, mais n’ont pas assez de réserves pour une deuxième couvée », précise M. Howerter. Or, certaines espèces de canards (comme les persévérants canards colverts) vont pondre une deuxième, ou même une troisième couvée, si leur première est inféconde.
Couver est une seconde nature – Les oiseaux, comme les humains, éprouvent l’irrésistible envie de « faire leur nid » avant d’accueillir leur progéniture. Pour les futures mères, chez les oiseaux comme chez les humains, cette envie s’explique par l’hormone prolactine, libérée dans le courant sanguin par l’hypophyse, à la base du cerveau.
Pondre une couvée d’œufs – Chez la cane, l’hypophyse libère aussi deux hormones qui stimulent la reproduction : l’hormone folliculostimulante et l’hormone lutéinisante. Ces hormones déclenchent l’ovulation. Lorsque la cane commence à ovuler, le mâle peut féconder les œufs. C’est alors que tout commence à prendre forme. « Lorsque l’ovule est fécondé, l’œuf commence à se développer. Le vitellus (jaune d’œuf) apporte les nutriments à l’embryon qui se développe, et l’albumen (blanc d’œuf) se dépose tout autour, avant d’être enrobé par la coquille. Environ sept jours plus tard, la cane pond un œuf », enchaîne M. Howerter.
Notre sarcelle à ailes bleues pondra entre six et 14 œufs, à la condition d’avoir l’énergie qu’il lui faut. « Produire une couvée est une énorme dépense d’énergie, dit M. Howerter. Pour les humains, on peut dire que cela revient à donner naissance à un bébé de 3,6 kilos une fois par jour durant neuf ou dix jours. »
Rester immobile – Lorsqu’une cane a pondu ses œufs, elle passe environ un mois à les couver. Bien que certains canards, comme l’eider à duvet, restent dans le nid familial, d’autres, de moins grande taille, peuvent délaisser leur couvée pour se nourrir. « Or, ces canes iront même jusqu’à perdre environ 30 % de leur poids, s’exclame M. Howerter. Dans certains cas, elles peuvent abandonner leur couvée si les conditions deviennent défavorables (intempéries, prédateurs ou maladies).
L’éclosion – Les œufs ont éclos, maman pourra enfin se reposer et se ravitailler, n’est-ce pas? « Pas vraiment, confie M. Howerter. Elle aidera plutôt ses canetons à trouver de la nourriture riche en protéines et en calcium, indispensable à leur développement musculaire et squelettique. Malgré leur précocité, les canetons (qui peuvent se déplacer après l’éclosion) doivent quand même trouver un habitat et une nourriture qui leur convient.
Quitter le nid – Après une durée de 30 à 40 jours, de nombreuses canes délaissent leur couvée en prévision de la mue (soit le processus au cours duquel les canards perdent leurs plumes de vol). « Les canetons sont alors autonomes », lance M. Howerter, en précisant qu’à cette étape, ils peuvent assurer leur propre subsistance.
À un mois, les canetons sont aussi plus rapides et vigoureux et deviennent ainsi une proie plus difficile pour les prédateurs comme les renards, les ratons laveurs, les buses à queue rousse et les visons.

En regagnant la prairie, la sarcelle à ailes bleues a couvé une portée de canetons en santé, qu’elle conduit au milieu humide le plus proche. Dans les années suivantes, ces canetons regagneront le paysage des prairies pour produire leur propre progéniture et répéter ce fascinant, mais exténuant processus de reproduction.
Pour pouvoir se poursuivre, ce cycle compte sur un élément essentiel, conclut M. Howerter. « Un habitat sain dans toutes les aires de reproduction de la sauvagine au Canada est essentiel pour triompher des nombreuses difficultés de la reproduction et de la fécondité des oiseaux qui rentrent au bercail. »
Un habitat sain et foisonnant : tel est le meilleur accueil que nous puissions réserver à la sauvagine au printemps.
Par Julielee Stitt. Présenté à Conservationniste.