Au cœur de la forêt boréale

Une hausse alarmante des feux de forêt non maîtrisés

Comme bien des gens, Kristyn Mayner, spécialiste de l’intendance des milieux humides au sein de l’équipe du programme boréal de Canards Illimités Canada (CIC), juge inquiétante la dernière saison des feux. « Les flammes ont dévoré un nombre record d’hectares de forêt cette année, dit-elle. Ce sont des incendies immenses qui bouleversent de grandes surfaces. Le hameau d’Enterprise a carrément été ravagé. Ça fend le cœur. »

Face à la recrudescence des épisodes de chaleur extrême et des incendies non maîtrisés, il devient plus urgent que jamais de savoir prédire les catastrophes naturelles et de s’y préparer. Quelque 70 % des communautés autochtones du Canada vivent dans le Nord, dont le vaste biome est essentiel à leur bien-être. L’état des terres est aussi crucial pour la santé de la faune qui n’a que la nature pour se nourrir.

Là-bas, et dans les plaines en particulier, jusqu’à 40 % de la surface est couverte de milieux humides – dont de nombreuses tourbières. Ces écosystèmes, qui abritent 10 % de l’eau potable sur Terre, sont plus nécessaires que jamais comme barrière contre des feux de forêt aussi violents que fréquents.

L’avenir de l’eau dans la mire des chercheurs

Les tourbières filtrent, gèrent et stockent l’eau potable – pour ne rien dire du carbone qu’elles séquestrent. Ces qualités commencent à être reconnues, comme en font foi certaines mesures telles que la désignation des Prés-de-Moswa et du Marais-du-Lac-Fish au titre de premières tourbières d’importance provinciale par le gouvernement du Manitoba. Leur assèchement, en revanche, peut non seulement les priver de leurs capacités de stockage, mais encore favoriser le déclenchement du feu, ce qui libérerait le carbone emprisonné dans leurs sols.

Les tourbières font partie de la forêt boréale qui, historiquement, brûlait tous les 120 ans d’une façon prévisible dans le cadre d’un cycle de régénération prévisible. Or, « nous ne sommes plus dans les schémas prévisibles, explique Mayner, et c’est très difficile de savoir ce qui nous attend. »

En réaction au rythme des changements dans le Nord, l’ambitieux programme pancanadien Global Water Futures, dirigé par John Pomeroy de l’Université de la Saskatchewan, entend développer le leadership du Canada dans les sciences aquatiques en milieu nordique. Les scientifiques de CIC y figurent en tant que spécialistes des milieux humides pour le volet Boreal Water Futures, sous la houlette de Michael Waddington, de l’École de géographie et de géosciences de l’Université McMaster. La recherche mise sur les collaborations dans le Nord pour outiller les collectivités boréales contre les changements climatiques, la météo extrême et l’imprévisibilité du régime des feux.

Transformer la science en pratique durable

On ne soupçonne pas la profondeur des tourbières, constituées de dépôts végétaux accumulés depuis des centaines, voire des milliers d’années. Il faut creuser deux, trois ou même quatre mètres pour arriver au fond, dit Mayner. Cette profondeur fait des tourbières intactes d’excellents coupe-feu naturels, comme l’a récemment confirmé une étude fondamentale du Centre de foresterie du Nord et de l’Université de l’Alberta, car elles retiennent les eaux souterraines qui hydratent la végétation forestière et, ce faisant, gênent la propagation des flammes.

« Leur hydrologie naturelle en fait des refuges anti-incendies, explique Mayner. Les animaux qui fuient les flammes viennent s’y mettre à l’abri. Elles fournissent aussi l’eau et les semences nécessaires à la régénération. Il y a tellement d’eau et de carbone stockés sous la surface des tourbières saines. C’est pour ça qu’elles sont si critiques comme solution naturelle à la crise climatique. »

Mayner aime toujours épater les groupes avec la profondeur des tourbières quand elle anime un atelier de terrain pour l’industrie forestière. Ces ateliers, comme la cartographie, entre autres, aident les forestiers à mieux connaître et à éviter, ou du moins réduire, les effets de leurs activités sur les milieux humides. CIC est partenaire de la Forest Management and Wetland Stewardship Initiative, qui a reçu en 2023 le Prix canadien d’excellence en gestion forestière par un groupe, décerné par l’Institut forestier du Canada. Ces collaborations rendent la science des milieux humides plus concrète.

La diffusion de certaines techniques est cruciale. L’exploitation forestière, par exemple, peut simuler des modèles de brûlage ayant historiquement servi à régir la croissance des forêts et réduire le risque d’incendies plus violents. De même, on s’intéresse de plus en plus aux brûlages dirigés, qui imitent les cycles naturels d’incendies.

« C’est ici que la participation des Autochtones entre en jeu, dit Mayner. Avant que les Européens ne s’établissent en Amérique du Nord, certaines communautés choisissaient d’allumer de petits incendies dont elles gardaient la maîtrise au lieu de recourir à l’extinction. Les méga-incendies que nous voyons aujourd’hui se produisent en partie parce que nous pratiquons l’extinction de façon très agressive. Revenir aux pratiques ancestrales pourrait nous rapporter gros. »

Échanger des connaissances avec les communautés du Nord

L’équipe du programme boréal a bâti des ponts avec nombre de peuples autochtones. Elle espère enrichir ce partage de connaissances par un projet cartographique pluriannuel pour la forêt boréale de l’Ouest canadien. Les techniques cartographiques ont d’abord été testées dans les provinces des Prairies et sont rendues possibles avec l’aide de l’Université de la Saskatchewan.

Lauren Bortolotti et Vanessa Harriman, chercheuses à CIC, se sont associées à la scientifique de l’atmosphère Yanping Li pour modéliser les interactions actuelles et futures entre les surfaces émergées et le climat sur une échelle très fine. Leur but est d’aider les collectivités à mieux préserver la faune et la flore et à bien se préparer aux feux de forêt, par exemple. Les trois femmes préparent une première série de rencontres.

« La recherche fera une grande place à la participation des Autochtones, dit Mayner. Nous voulons être certaines d’aborder toutes les questions que peuvent se poser les collectivités vivant dans la région de l’étude, mais aussi découvrir comment collaborer au mieux. Qu’avons-nous à offrir qui soit pertinent pour ces gens? C’est la question que nous nous posons. Notre travail ne fait que commencer. »