Terrain d’entente
Les analystes de la télédétection de Canards Illimités Canada, les techniciens des Premières Nations et les Gardiens autochtones cartographient un nombre sidérant de milieux humides dans la forêt boréale des Territoires du Nord-Ouest. Ce mariage de la science et du savoir traditionnel trace l’avenir des communautés nordiques … et de la conservation.

En juillet, Paul Betsina a passé cinq jours dans un hélicoptère, en volant à si basse altitude qu’il a même cru qu’il pourrait « toucher la cime des arbres ». Après avoir, des jours durant à raison de six heures par jour, survolé le territoire, combattu le mal de l’air et enregistré des données sur un tableur dans un habitacle exigu, il est fatigué. Aujourd’hui, il est heureux d’être rentré à Yellowknife et de pouvoir consacrer du temps à ses trois enfants, en plus de reprendre son travail de soudeur.
Paul Betsina, membre de la Première Nation des Dénés Couteaux-Jaunes, faisait partie d’une équipe déléguée sur le terrain pour relever et cartographier les milieux humides de la forêt boréale d’Akaitcho Néné, là où vivent quatre Premières Nations dénées. Le territoire s’étire depuis les plaines alcalines du sud jusqu’aux lacs, aux rochers et aux épinettes avant de se perdre dans la toundra dénudée d’arbres.
M. Betsina est fier de ce projet pilote, qui allie à la science sa connaissance du territoire — et celle de son peuple. Lorsqu’il sera terminé, ce projet permettra à sa communauté de prendre des décisions en connaissance de cause dans l’aménagement du territoire. Et il y a fort à faire : ce territoire s’étend sur 31 millions d’hectares.

Tracer les contours de l’avenir
« Il s’agit d’un travail énorme », lance Kevin Smith, directeur national des programmes de la forêt boréale de Canards Illimités Canada. M. Smith a lui aussi, dans la même semaine, parcouru en hélicoptère le delta de la rivière des Esclaves avec une autre équipe de Lutsel K’e, petite communauté qui habite le bras oriental du Grand lac des Esclaves. Les milieux humides des environs étaient, précise-t-il, « bondés de canards ».
Cette année, CIC a signé, avec la Société tribale du Traité no 8 de la l’Akaitcho, un protocole d’entente pour la réalisation de ce projet de cartographie des milieux humides.
« Nous sommes enthousiastes à l’idée de collaborer directement avec l’Akaitcho dans le cadre de ce partenariat, explique M. Smith. Il s’agit d’un modèle innovant qui permet de nouer, pour la conservation intégrée à long terme, des liens qui s’étendront sur toute la durée du projet. »

CIC et ses partenaires ont choisi la région du Sud-Est des Territoires du Nord-Ouest en raison de son importance pour la sauvagine et les autres oiseaux migrateurs et aussi à cause des prochaines initiatives d’aménagement du territoire. Bien qu’il existe des cartes satellites pour la région, il y a toujours d’importantes lacunes dans la connaissance de la diversité, de la densité et des types de milieux humides qu’on y trouve.
Ce projet de cartographie des milieux humides se déroule en trois phases. Des équipes constituées de membres du personnel de CIC, de techniciens des Premières Nations formés par CIC comme Paul Betsina et de Gardiens autochtones (cf. l’encadré) recueillent des données dans le cadre d’opérations de surveillance aérienne menées durant l’été dans certaines parties d’Akaitcho Néné. Ces vols de reconnaissance apportent des données empiriques dont peuvent se servir les analystes de la télédétection pour établir des cartes plus exactes.
Les techniciens de CIC et les Gardiens autochtones ramèneront ces cartes dans les communautés dénées, qui y intégreront leur savoir traditionnel. CIC produira ensuite une carte définitive.
M. Smith fait savoir que son équipe optimisera l’utilisation de ces données. Ces cartes viendront éclairer les efforts d’aménagement de CIC dans la forêt boréale. Et elles permettront aux communautés locales de prendre des décisions dans la gestion de leur territoire pour les initiatives menées dans les zones protégées, les droits en vertu des traités, les loisirs et l’aménagement durable du territoire pour l’industrie.
« En intégrant notre savoir communautaire, nous pourrons indiquer où se trouve, par exemple, l’habitat essentiel du caribou et de la sauvagine », précise M. Smith.
« Nous voulons établir, avec ces communautés, un échange de connaissances pour leur permettre de mener à bien leurs efforts d’aménagement du territoire, avec de l’aide et de l’information. »
« Ce n’est pas un rapport qui finira sur une tablette. »

Steven Nitah : Nouer des contacts dans le Nord
Steven Nitah est en ancien chef de la Première Nation des Dénés Lutsel K’e. Il est très attaché au territoire. Élevé par ses arrière-grands-parents dans la région des environs de Lutsel K’e, il se rappelle de « l’unité familiale » qui régnait à l’époque où il a passé les dix premières années de sa vie à camper, à chasser le petit gibier, à pêcher le poisson au filet et à apprendre à dénicher les caches d’orignaux et de caribous.
« À cette époque de l’année, nous sortions dans les landes pour chasser le caribou et ramasser des bleuets et des plantes médicinales », explique Steven Nitah. En hiver, il chassait la martre, le lynx, le renard et le carcajou et se déplaçait dans un traîneau à chiens, dans le même réseau de milieux humides gelés que celui qu’empruntaient ses grands-parents comme couloirs pour leurs déplacements.
« Les Dénés vivent dans le Bouclier canadien : nous sommes soit sur le bouclier, soit dans un milieu humide », précise-t-il.
Dans son adolescence, M. Nitah a appris à connaître les politiques de l’État, ce qui l’a amené à mener une carrière qui le destinait à promouvoir la responsabilité de son peuple à l’égard du territoire et à revendiquer l’identité culturelle de ce peuple.
Aujourd’hui négociateur en chef de son peuple, M. Nitah assure la liaison entre les gouvernements, l’industrie, les organismes non gouvernementaux et les Premières Nations. Le protocole, négocié entre CIC et la Société tribale du Traité no 8 de l’Akaitcho grâce èa lui, cadre avec la vision à long terme de son peuple pour le territoire.
Il n’a pas à chercher bien loin sa motivation.
Yellowknife est entouré de terrains, de lacs et de milieux humides chargés d’arsenic, ce qui fait partie de l’héritage toxique des anciennes mines d’or Con et Giant. Les médias font état de la toxicité de l’eau de la localité. On met en garde les résidents contre la baignade, la consommation du poisson ou la récolte des petits fruits.
M. Nitah est convaincu que les Dénés et CIC sont en train de nouer des liens naturels grâce à ce projet de cartographie des milieux humides.
« S’il est vrai que le territoire se gère de lui-même, il faut aussi trouver des terrains d’entente, poursuit-il. La conservation est l’un de ces moyens. »

Paul Betsina : Marier le monde moderne et le monde traditionnel
À une époque où Paul Betsina était encore tout jeune, ses grands-parents lui ont attaché, autour du poignet, une petite lanière de peau de castor. Ils étaient persuadés que le castor lui transmettrait ainsi son esprit et son éthique de travail. Il semble bien que ce soit ce qui s’est produit.
Car M. Betsina a le caractère industrieux du castor. Il élève une famille. Il est propriétaire d’une entreprise de soudage. Il siège pour un deuxième mandat comme conseiller municipal de la Première Nation des Dénés Couteaux-Jaunes. C’est à l’occasion d’une réunion du conseil municipal qu’il a appris, de la bouche de MM. Nitah et Smith, l’existence de ce projet de cartographie des milieux humides. Ce projet a piqué sa curiosité lorsqu’il a appris que les équipes responsables des relevés noteraient et enregistreraient, dans le cadre du projet, les lieux où poussent le lichen et les petits arbustes. Car ces plantes font partie intégrante du régime alimentaire du caribou.
« Il va de soi que nous nous préoccupons du caribou, ainsi que de ce qu’il mange et de ce qu’il délaisse, affirme M. Betsina. Dans le Grand Nord, cette information n’est pas vraiment bien consignée. »
« Les chefs et le conseil appuient ce projet sans réserve », précise M. Betsina. Quand Steve Nitah lui a demandé de participer, à titre de technicien des Premières nations, à ce relevé cartographique, M. Betsina a bondi sur l’occasion.
Du haut de l’hélicoptère, il a aperçu le parcours qu’un caribou avait tracé dans la forêt. Il a aussi vu ce qu’il restait d’un sentier de motoneige que sa famille et lui avaient l’habitude d’emprunter pour se rendre en hiver au lac Lockhart afin de s’adonner à la chasse. À un endroit, il a même vu un cimetière ancestral : « J’ai ensuite pu visiter et saluer la famille de l’ancêtre. »
M. Betsina a vite appris la différence entre les bogs et les fens, ainsi que les noms des plantes qui poussent dans les différents types de milieux humides.
Ce qu’il préfère? Voir un troupeau de bœufs musqués. « J’ai goûté la viande de bœuf musqué, mais je n’avais jamais vu cet animal auparavant. »
Bien qu’il soit discret à propos de sa participation, son expérience lui a permis de constater concrètement les bienfaits à long terme de ces relevés.
« Repérer certains endroits comme de vieux villages, des cimetières, des bons coins pour une cabane, et des lieux pour l’enseignement traditionnel nous permettra de connaître les secteurs à aménager sans perturber ce territoire. »
Il a très hâte de montrer à ses enfants où se trouvent tous ces endroits sur la carte. Car ils ont, eux aussi, grandi en portant au poignet des bracelets en peau de castor.

Voir loin
À Yellowknife, M. Betsina s’est réuni avec les autres membres de l’équipe responsable des relevés : Kevin Smith, Mark Kornder, spécialiste de la conservation de CIC, Rebecca Edwards, spécialiste des SIG pour CIC, et Adam Spitzig, analyste des SIG et de la télédétection de Ducks Unlimited, Inc. Autour d’une table, ils ont fait le point sur leurs travaux et l’expérience qu’ils ont vécue.
Tous s’entendent pour dire qu’ils ont vu des paysages à couper le souffle, notamment toutes les plaines alcalines et tous les milieux humides qui « débordent » de sauvagine. Les troupeaux de bœufs musqués et de bisons sauvages qu’ils ont aperçus ont été les points d’orgue de leur expédition. Ils ont même fracassé un record pour le nombre de milieux humides relevés : plus de 100 en une journée.
Rebecca Edwards a constaté l’importance des travaux de vérification de l’équipe en se rendant compte qu’un pan de fen vert déjà cartographié « était finalement un rocher ». M. Smith a donné des exemples spectaculaires des effets du changement climatique sur le terrain, par exemple des milieux humides asséchés et d’autres changements dans le paysage. Nous avons vu toute une forêt de trembles de six kilomètres carrés qui s’était affaissée sous la ligne d’eau », explique M. Smith.
Les membres de l’équipe ont aussi coordonné plusieurs ateliers régionaux pour livrer les connaissances apprises jusqu’à maintenant aux intervenants et aux communautés autochtones de la localité. M. Spitzig a fait observer qu’un atelier avait attiré 20 personnes à Lutsel K’e. Il y a aussi eu, à Fort Resolution, une bonne assemblée communautaire. « On a posé de bonnes questions sur le Delta; c’est le cœur de la région », ajoute M. Smith.
« Nous n’avons eu qu’un aperçu du territoire, regrette M. Smith. Les milieux humides sont de bons indices du changement environnemental. C’est pourquoi il est absolument essentiel, pour savoir à quel point ces milieux humides pourraient se transformer éventuellement, d’avoir des échanges avec les aînés et les jeunes qui ont été témoins de l’évolution du territoire sur une longue durée. »
Les équipes consacreront quelques jours au téléchargement des données recueillies. Certains d’entre eux remonteront dans les airs, cette fois dans un aéronef à voilure fixe, pour poursuivre leurs relevés. Leurs observations seront bientôt intégrées dans la carte de synthèse, qui sera remise à ceux qui, comme eux, s’en serviront.
C’est une tâche colossale, mais il faut bien que quelqu’un le fasse. C’est la vigueur du territoire — ainsi que des peuples et des animaux qui y habitent — qui en dépend.
Le projet de cartographie d’Akaitcho est également financé, dans le cadre de la North American Wetlands Conservation Act, par The Pew Charitable Trusts, Ducks Unlimited, Inc., la Hewlett Foundation et Environnement Canada.

Couvrir plus de territoire du haut des airs
Dans les 20 dernières années, CIC a cartographié, grâce à des relevés par satellite, près de 162 millions d’hectares de forêt boréale pour mettre sur pied un inventaire complet des milieux humides. L’imagerie satellitaire est un outil essentiel pour cartographier un territoire aussi vaste. Le projet d’Akaitcho Néné vient enrichir encore plus la superficie de ce projet permanent. Voici comment se déroule ce projet.
Dans l’espace : Les satellites recueillent les images de vastes superficies de la Terre et nous les transmettent par ondes électromagnétiques.
Sur le terrain : CIC se sert de l’information recueillie sur le terrain, que ce soit au sol (en tenant compte du savoir traditionnel) ou dans des hélicoptères et des avions, pour assurer la fidélité de l’information, ce qui lui permet d’interpréter et de classifier les images satellites et de produire des résultats exacts.
En laboratoire : CIC traite sur ordinateur l’imagerie satellitaire pour établir une classification des milieux humides, dont on peut ensuite s’inspirer dans l’aménagement du territoire, la recherche et les analyses spatiales afin de mieux connaître les milieux humides et leur évolution.
Avec des partenaires : On peut ensuite intégrer les inventaires des milieux humides avec d’autres éléments d’information, par exemple les données d’étalonnage pour les vols d’observation de la Terre de la NASA, afin de savoir dans quelle mesure les écosystèmes des milieux humides résistent au changement climatique.

Les Gardiens autochtones, régisseurs du territoire :
Les Gardiens autochtones assurent la régie du territoire. Ils parcourent ce territoire, étudient les animaux et surveillent le développement au nom de leur communauté.
Les aînés leur prodiguent les enseignements traditionnels, en leur montrant par exemple à reconnaître les plantes médicinales et à s’en servir, à récolter leurs moyens de subsistance et à constituer un patrimoine culturel.
Les Gardiens autochtones mènent une trentaine de programmes d’un océan à l’autre. En mars, le gouvernement fédéral a investi 25 millions de dollars en capitaux d’amorçage pour mettre sur pied le Réseau national des Gardiens autochtones.