La sueur perle au-dessus des lèvres de Janet Mason lorsqu’elle franchit la dense forêt et ses différents milieux humides. L’Est de l’Ontario est au beau milieu d’une vague de chaleur. Elle peine à marcher tellement il fait chaud. Habillée d’une chemise à manches longues et d’un pantalon long pour se protéger contre les tiques et les moustiques, elle avance d’un pas résolu, malgré les 32°C du thermomètre. Elle est comme un poisson dans l’eau lorsqu’elle explore les collines de Carp.

« On ne sait jamais à quoi s’attendre ici, explique-t-elle. C’est ce qui fait en partie l’attrait de ce paysage. » À un moment donné, elle s’arrête pour réciter en latin les noms des plantes. A-
t-elle toujours connu par cœur la flore locale? Elle sourit. « Jamais de la vie! »
Janet Mason n’a pas toujours été aussi mobilisée par l’environnement naturel qu’elle l’est aujourd’hui.
Elle est installée dans la région dans les années 90. « J’ai été cadre supérieure dans l’industrie de la défense, puis dans le secteur de la haute technologie. Je travaillais de longues heures. Je n’avais vraiment jamais beaucoup de temps », se rappelle-t-elle. En 2009, elle a décidé de devenir experte-conseil. Grâce à ce changement professionnel, « j’avais tout à coup l’occasion de communiquer avec les gens de mon quartier et de me tenir au courant de ce qui se produisait dans les alentours. »
Elle a aussi noué des liens étroits avec sa véritable passion : la conservation. « J’ai pu m’autoactualiser », lance-t-elle. Ce qui se répercute sur sa ville, pour le mieux.

Les collines de Carp s’étendent sur une superficie de 4 046 hectares de domaines privés et de terrains appartenant à la Ville d’Ottawa. Ces forêts, ces milieux humides et les affleurements du Bouclier canadien constituent une toile de fond pour la campagne ondoyante et les nouveaux aménagements résidentiels.
« C’est le royaume de la nature à Ottawa », lance-t-elle. Et elle n’exagère pas. Car les collines de Carp regroupent plus de 600 espèces de végétaux et d’animaux. C’est ici que vivent canards, bernaches, oiseaux chanteurs, pékans, ours noirs et orignaux. Par un matin d’été, quand la lumière du soleil commence à poindre sur le couvert forestier, on peut entendre ses résidants sauvages s’éveiller. Il est plus difficile de les voir. Une tortue mouchetée qui prend un bain de soleil sur un arbre abattu décampe à vive allure pour se réfugier dans un milieu humide quand une branche tombée sur le sol crépite sous nos pas. Cette espèce de tortue en péril compte sur cet habitat. Et elle n’est pas la seule. Ces collines assurent aussi la subsistance des citoyens.
Les milieux humides des collines de Carp déversent de l’eau propre dans la rivière Carp grâce aux cours d’eau de surface et aux aquifères du sous-sol. Pendant des années, ceux qui étaient assez chanceux de connaître ce lieu l’ont exploré, pour constater qu’ils avaient le bonheur de découvrir la nature dans la solitude absolue, à quelques minutes de la vie urbaine.
Malgré la popularité croissante des collines de Carp auprès des fervents du plein air, il y a encore bien des gens qui ne sont pas conscients de l’importance de ces collines pour la Ville d’Ottawa. Janet Mason entend bien corriger ce problème.

Promouvoir les relations… et les paysages
Pour rehausser la notoriété des collines de Carp, Janet Mason a commencé à nouer des réseaux de contacts avec des organismes environnementaux. C’est ainsi qu’elle a fait connaissance, il y a environ quatre ans, avec Mark Gloutney, directeur régional des opérations de Canards Illimités pour l’Est du Canada.
Janet Mason a pensé que CIC pourrait être son allié dans les efforts consacrés à la protection des collines de Carp et a proposé à Mark une visite guidée, en espérant qu’il tirerait la même conclusion. « Je me suis dit que je n’avais rien à perdre », se rappelle Janet Mason.
Après avoir parcouru les collines de Carp avec elle, Mark Gloutney savait que CIC devait protéger ce territoire.
« Mark a pris le taureau par les cornes », lance Janet Mason.
Mark Gloutney est retourné sur les collines de Carp à maintes reprises depuis sa première visite avec Janet Mason.
« C’est un endroit magnifique. Ce n’est pas la diversité qui manque. Il y a des milieux humides, la forêt, les chevreuils et les pics. Il y a aussi des systèmes très fragiles. Les vieux tapis de lichen et de mousse sont eux aussi délicats et magnifiques », affirme Mark Gloutney.
Or, la promotion immobilière pourrait tout détruire. Entre 1995 et 2016, le nombre de maisons à Carp a plus que doublé, pour passer de 332 à 709. Certaines de ces maisons — de grandes et magnifiques habitations unifamiliales isolées — encerclent les collines.

« Je crois que dans une centaine d’années, les collines de Carp seront encerclées, précise-t-il. Il ne veut surtout pas que la promotion immobilière étende ses tentacules dans les collines. « Je veux que cette propriété reste intacte pour les sept générations à venir. »
La zone d’aménagement la plus vulnérable est celle de la lisière sud-est, non loin du noyau urbain d’Ottawa.
« C’est donc ici que nous commençons à travailler », confie Mark Gloutney, qui a consacré trois ans à négocier un accord avec un propriétaire foncier pour l’acquisition d’un domaine de 178 hectares. La conclusion de ce pacte a été un travail d’équipe.
CIC, la Ville d’Ottawa, Environnement et Changement climatique Canada et des donateurs particuliers ont financé l’acquisition du domaine. La famille Honeywell, qui était propriétaire du lieu, a donné à CIC la valeur du terrain, ce qui représente 450 000 $. « Ce site de conservation fera partie du patrimoine familial », précise Mark Gloutney. Ce qu’il ne dit pas, c’est que ce site fera aussi partie de son patrimoine. « Car Mark mérite une grande part des remerciements pour avoir réussi ce tour de force », conclut Janet Mason.
Le 23 avril 2018, Jim Watson, maire d’Ottawa, Eli El-Chantiry, conseiller municipal, Karen McCrimmon, députée locale, des membres de la famille Honeywell, Mark Gloutney et d’autres se sont réunis sur la propriété pour souligner cet exploit conservationniste.
Mais ce n’est que le premier épisode du feuilleton des collines de Carp.

Les risques perdurent pour les collines de Carp
Malgré leur importance pour la nature, les collines de Carp sont en péril. Leur aménagement sans restriction pour les loisirs menace d’en détruire l’habitat essentiel.
« Les collines sont des joyaux… d’une beauté renversante », affirme Nick Stow. Il n’est pas étonné que de plus en plus de visiteurs tiennent à les explorer.
Les collines de Carp sont voisines du village de Carp, dans le secteur Ouest d’Ottawa. Nick Stow, urbaniste principal auprès de la Ville d’Ottawa, est assis à l’intérieur du Café Alice, charmant restaurant doté d’un porche circulaire et donnant sur la rue principale de Carp. Il dresse la liste des attractions locales en sirotant une tasse de café et en dégustant un scone.
« On y trouve la foire annuelle de l’automne, le marché des agriculteurs, et l’un des circuits cyclables les plus populaires en zone rurale traverse les collines de Carp », confie-t-il.
Nick Stow est écologiste. Il se spécialise dans les milieux humides, les cours d’eau, les forêts et les fens. Dans ses fonctions auprès de la Ville, il recense les espaces verts essentiels, en conseillant les élus sur les méthodes à adopter pour gérer et préserver ces secteurs.

Nick Stow, qui n’est pas un expert du tourisme local en soi, est un habitué de Carp depuis plus d’une vingtaine d’années. Pendant tout ce temps, il a remarqué une légère augmentation des visiteurs comme lui-même dans le secteur. « Puisque Carp devient mieux connu, on peut y voir beaucoup plus de résidents de la localité, qui viennent profiter du plein air pendant la journée », dit-il.
Le tourisme est considéré comme une manne pour toutes les collectivités; or, cette activité comporte des difficultés. À Carp, par exemple, les touristes qui font des randonnées à pied ou à vélo en traversant les délicats écosystèmes des collines peuvent, sans le savoir et sans le vouloir, les endommager. Par exemple, à force de rouler à vélo ou de faire des randonnées sur les tapis de lichen vieux de centaines d’années, les gens peuvent les détruire.
Janet Mason entend bien s’y opposer.
Avec d’autres membres de sa collectivité, Janet Mason a mis sur pied un groupe appelé Les Amis des collines de Carp. Leur mission est simple : garder les collines à l’état sauvage. Or, c’est une mission qui devient chaque jour plus difficile, en raison des visiteurs qui affluent dans la région.
« Nous avons constaté que ce lieu allait devenir extrêmement populaire. Nous nous sommes demandé comment nous pourrions protéger certains lieux pour que la nature soit tranquille. »
« Nous voulons que les gens en profitent [des collines de Carp]. Or, ils doivent aussi se rendre compte qu’il s’agit aussi de milieux pour la nature. Nous devons harmoniser ces deux aspects et préserver et protéger le lieu », confie-t-elle.
Pour les Amis des collines de Carp, la solution consistait à défricher, littéralement, un nouveau sentier.
« Nous avons aménagé le sentier Crazy Horse, explique Janet Mason. Ce sentier de randonnée de 6,2 kilomètres, aménagé sur le domaine municipal des collines, permet aux visiteurs de découvrir le paysage sans en endommager malencontreusement les secteurs sensibles. Les bénévoles assurent l’entretien du sentier en le dégageant et en posant des panneaux indicateurs aux endroits stratégiques.

Fidèle à la cause
« Des gens comme Janet sont essentiels, explique Nick Stow. Ils connaissent l’importance des zones naturelles et savent qu’il est indispensable d’attirer l’attention de nos dirigeants politiques sur ces zones. Ce sont souvent aussi ceux qui permettent de préserver et de protéger ces zones, ce qui est tout aussi important, précise Mark Gloutney. Janet est une grande force. »
La force de Janet Mason est musclée par l’occasion de renouer avec elle-même et avec la nature. « La transcendance déborde le cadre de l’expérience physique normale ou même humaine. Je crois que c’est ce que représentent les collines de Carp pour moi. »
Et Janet Mason se remet aussitôt à une activité devenue pour elle comme une seconde nature: protéger les collines de Carp.
CIC et Les Amis des collines de Carp sont convaincus qu’il faut préserver les paysages naturels pour la faune et les habitants. CIC met actuellement au point un plan de gestion qui harmonise la nécessité de protéger les collines de Carp et sa vocation récréative. Dans le cadre de ce processus, on tiendra des consultations publiques avec la collectivité et les intervenants.