Le Canada est à la traîne dans le monde dans un volet essentiel de la planification environnementale — et nos milieux humides en paient le prix. À l’heure où les pays soulignent la Journée mondiale des zones humides, le 2 février 2022, le Canada doit faire davantage pour s’acquitter de ses responsabilités à l’endroit de ces écosystèmes menacés.
Selon les estimations, nous réunissons, en deçà de nos frontières, 25 % de ce qui reste des marais, des bogs, des marécages et des autres plans d’eau cernés de quenouilles et riches en carbone dans le monde. Or, le Canada est l’un des rares pays développés à ne pas avoir d’inventaire ni de système de surveillance national complet des milieux humides. Cette lacune est plus qu’affligeante. Il s’agit d’un obstacle énorme qui empêche de contrer les crises percutantes de la dégradation de l’habitat, du changement climatique et de la régression de la biodiversité qui se répercutent sur l’existence de tous les Canadiens.
Outil essentiel dans la promotion des efforts de durabilité à l’échelle du pays, un inventaire des milieux humides apporte de l’information sur la répartition et la nature des milieux humides. Les systèmes de surveillance permanents mesurent le rythme de la dégradation, suivent les efforts de protection et de restauration et analysent les changements intervenus dans le paysage afin d’éclairer les activités de conservation.
Un adage résume bien la situation : « On ne gère bien que ce que l’on mesure ».
Par exemple, le Mexique éclipse le Canada dans ces efforts. Il s’est doté d’un inventaire national des milieux humides, dans le cadre d’un vaste programme national de gestion de l’eau, et s’en sert pour éclairer ses décisions sur la gestion actuelle et projetée des milieux humides. Même s’il est un gardien primaire de l’un des actifs naturels les plus précieux dans le monde, le Canada n’a pas réussi à dresser le bilan des infrastructures dont nous disposons.
Le problème devient plus grave quand on pense à ce qui est perdu.
Environ 70 % des milieux humides ont disparu dans les secteurs du Sud du Canada — et nous en avons perdu jusqu’à 90 % dans les secteurs densément peuplés. Or, parce que nous n’avons pas une vue d’ensemble des milieux humides du pays, les chiffres sont probablement encore plus élevés.
Pensons-y : le Canada perd peut-être ses milieux humides plus rapidement qu’il peut les recenser. L’institut de recherche de Canards Illimités Canada étudie les répercussions directes et indirectes de la dégradation des milieux humides sur la biodiversité, sur les ressources naturelles, sur la séquestration du carbone et sur l’économie. La vérité alarmante, c’est que nous perdons nos milieux humides avant même d’en connaître parfaitement tous les effets en aval.
L’été dernier, l’une des pires sécheresses dans les annales s’est abattue sur les Prairies et sur la Colombie-Britannique. De triste mémoire, ces phénomènes ont des répercussions considérables sur les milieux humides et peuvent nous faire perdre un habitat qui n’est pas récupéré. Il s’agit même d’une raison de plus d’établir un inventaire permanent, qui permet de s’assurer que le Canada est un chef de file mondial dans la durabilité, la biodiversité et le capital naturel.
Par rapport à d’autres actifs naturels, les milieux humides sont une ressource sous-appréciée. Partout dans le monde, les milieux humides disparaissent trois fois plus vite que les forêts. Pourtant, le Canada a un Inventaire forestier national. D’importants efforts sont consacrés à l’analyse des terres arables du Canada, dans le cadre d’enquêtes statistiques annuelles sur les récoltes, qui permettent de surveiller les changements dans la vocation du territoire agricole. Pourquoi donc les dirigeants et décideurs continuent-ils de reléguer aux oubliettes et de sous-valoriser, dans les plans nationaux, les milieux humides?
Les données dont nous disposons à propos des milieux humides montrent clairement qu’ils sont vraiment à la hauteur. Les estimations prudentes laissent entendre que les milieux humides du Canada génèrent chaque année plus de 25 milliards de dollars de retombées. Il s’agit entre autres de milliards de dollars dans les mesures de lutte contre les inondations et les sécheresses, de purification de l’eau, de protection contre l’élévation du niveau de la mer, ainsi que de revenus dans les loisirs, le tourisme et l’emploi.
Dans l’année écoulée, le Canada a pris des engagements climatiques internationaux ambitieux. Personnellement, je ne crois pas qu’on puisse les atteindre sans un inventaire et un système de surveillance complets des milieux humides. Comment pourrons-nous faire exactement le point sur les objectifs dans la protection du territoire et de l’eau sans avoir de référentiel? Comment pourrons-nous faire des investissements en connaissance de cause et prendre des décisions d’intérêt public judicieuses si nous n’avons pas une idée claire de l’évolution des paysages? Dans quels secteurs devrions-nous cibler les budgets limités investis dans la restauration des milieux humides pour maximiser la captation et la séquestration du carbone?
La réalisation d’un projet de cette taille et de cette envergure peut paraître redoutable. Heureusement, nous ne partons pas de zéro. Depuis presque 20 ans, Canards Illimités Canada plaide en faveur d’un inventaire et d’un système de surveillance nationaux des milieux humides, et avec le concours de plus de 150 partenaires conservationnistes, nous nous sommes dotés d’une base de données qui est achevée à 28 %. Appelée l’Inventaire canadien des milieux humides, cette base de données, portée et hébergée par Canards illimités Canada, est un bon point de départ dans cette course. Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est un engagement ferme du gouvernement fédéral pour nous aider à finir cette course (ou, plus exactement, ce marathon).
Le moment est venu d’accomplir ce travail. Afin d’assurer un avenir durable pour les milieux humides du Canada, nous devons faire le point sur ce que nous avons. Et ce que nous avons vaut bien l’investissement. Profitons-en et occupons-nous de nos infrastructures naturelles locales de plusieurs milliards de dollars ― avant qu’il soit trop tard.
Larry Kaumeyer est le chef de la direction de Canards illimités Canada. Fondé en 1938, Canards Illimités Canada est l’organisme de conservation prééminent qui se consacre aux milieux humides et un chef de file mondial dans la science de l’eau, du climat et de la biodiversité.