En 2019, Parsa Aminian, ingénieur des programmes de conservation de Canards Illimités Canada (CIC), passe au crible une pile de tubes remplis de papiers enroulés, qu’il a trouvés en nettoyant une vieille remise au bureau de CIC à The Pas, au Manitoba. Il a extrait de chaque tube des rames de papier solidement enroulées, les a déroulées et a expertisé chaque document afin d’en connaître la valeur pour l’organisation.
Un de ces documents ressort du lot : il s’agit d’une carte de 1,2 mètre sur 2,4 mètres du delta de la rivière Saskatchewan, dans le nord de cette province; sur cette carte, on a minutieusement tracé les contours des marais, des tourbières de mélèzes laricins et d’épinettes noires et des prés, dans des aquarelles de bleu et de vert légèrement délavées. Les cartes sont jaunies et effilochées sur leurs pourtours; autrement, elles sont dans un état impeccable. Parsa Aminian savait que la carte était ancienne. Ce document indique les élévations du niveau de la mer enregistrées selon des dates comprises entre les années 1910 et les années 1940 et reproduit dans des encadrés des marais tracés à l’encre et portant la mention « Hudson’s Bay Company » (Compagnie de la Baie d’Hudson). Il se peut que cette compagnie se soit servie de cette carte pour repérer les zones de piégeage du rat musqué.
« Il a fallu un effort colossal pour réunir cette information… Il doit y avoir eu des milliers d’heures passées à pied, en canot et à camper le long des transects avant que ces premiers arpenteurs couchent cette information sur le papier » s’émerveille Parsa Aminian.
Nul ne sait comment ces cartes ont fini par aboutir chez CIC. Or, Parsa Aminian croit qu’elles ont joué un rôle dans les premiers efforts de CIC dans la conservation des habitats dans le delta de la rivière Saskatchewan, reconnu pour son importance exceptionnelle pour la reproduction de la sauvagine. « Ils ont probablement utilisé cette carte, ainsi que des nouvelles données et outils d’arpentage, pour prendre des décisions, explique-t-il. Il leur aurait fallu beaucoup moins de temps, puisque l’essentiel du travail de cartographie était déjà fait. »
Ce n’est pas d’hier qu’on se sert de cartes pour les besoins de la conservation. Or, la manière de les créer et de s’en servir a certes changé. Pour CIC et ses partenaires, la cartographie a évolué : les croquis à l’encre et à l’aquarelle ont cédé la place à des cartes très perfectionnées qui, dans certains cas, sont – très littéralement – exceptionnelles. On fait aujourd’hui appel à la cartographie pour aider à choisir les sites des projets, cibler les stratégies de marketing, étudier les déplacements de la sauvagine et suivre les changements dans le paysage.
Et puisqu’elles sont très visibles, ce qui est encore mieux, les cartes nous aident à faire connaître l’importance de la conservation à un plus grand nombre.
« La technologie était un outil auquel notre organisation faisait appel pour des besoins internes. Mais aujourd’hui, la possibilité de communiquer plus largement l’information au public et à nos partenaires est ce qu’il y a de plus convaincant dans l’utilisation de la cartographie à l’heure actuelle, explique Tatjana Radulovic, spécialiste des SIG à CIC. Après tout, il est question des milieux humides et de l’environnement. »
Tout l’art consiste à savoir intégrer et utiliser ces outils essentiels. Voici quelques exemples de projets dans lesquels on fait appel à des cartes sur le terrain afin de promouvoir la conservation.
Équiper les bénévoles de CIC pour qu’ils deviennent des scientifiques citoyens
En se servant de leurs téléphones intelligents, les spécialistes de la conservation de CIC en C.-B. font appel depuis plusieurs années à la technologie GPS (de géolocalisation) afin de repérer et d’éradiquer la spartine, espèce envahissante qui peut envahir les vasières côtières, qui constituent un important habitat pour la sauvagine. Ils font appel à une application pour classifier l’importance de l’infestation, avant d’y joindre un fichier de géolocalisation et de l’enregistrer dans l’application. Les équipes peuvent ensuite détruire les végétaux envahisseurs.
La même technologie est désormais accessible aux bénévoles de CIC comme Craig Little, qui peuvent faire partie de nos équipes sur le terrain et mener les inspections de nos projets d’habitat en C.-B. L’application Web des Gardiens des marais de la Colombie-Britannique utilise un format de relevé dont se servent les bénévoles pour enregistrer les conditions des milieux humides,
les voies d’accès, les clôtures, les panneaux indicateurs et les infrastructures comme les digues et les ouvrages de régularisation des eaux. Ils peuvent aussi consigner par écrit l’activité des castors, les observations de la faune et les espèces envahissantes. Les données réunies par ces scientifiques citoyens sont tout de suite disponibles dans l’application Web qu’utilise le personnel de CIC afin de recenser les projets nécessitant une attention particulière.

Concilier les savoirs traditionnels et la science
En 2017, des techniciens de la nation Déné et des gardiens autochtones ont uni leurs efforts à ceux des analystes en télédétection de CIC afin de cartographier les innombrables milieux humides de la forêt boréale des Territoires du Nord-Ouest. Pour cartographier 31 millions d’hectares de la forêt boréale, il a fallu mener de vastes travaux sur le terrain et dans les airs.
En juillet 2019, les représentants du programme national de la forêt boréale de CIC se sont réunis avec la Société tribale du Traité no 8 des Territoires du Nord-Ouest (des Premières Nations de l’Akaitcho) et les communautés régionales à l’occasion de l’assemblée générale de l’Akaitcho à Lutsël K’é, dans les Territoires du Nord-Ouest afin de présenter le produit cartographique fini.
Source cruciale d’information écologique et culturelle, cette carte est le fruit d’un métissage exceptionnel de savoirs traditionnels et de la science moderne. Elle permet aux Premières Nations de l’Akaitcho et à toutes les communautés régionales concernées de prendre, dans l’aménagement du territoire, des décisions qui continueront de promouvoir leurs modes de vie traditionnels, tout en soutenant des habitats qui abritent de plus de 500 oiseaux, poissons et espèces de mammifères. Cette carte a aussi soutenu la Première Nation Łutsël K’é Dene dans le fructueux leadership qu’elle a exercé pour établir en 2019 la zone de conservation protégée autochtone Thaidene Nëné.
Évaluer et cartographier la biodiversité dans les Prairies
La recherche nous apprend que la perte des habitats et les modifications du paysage peuvent se répercuter sur la biodiversité – soit aussi bien les canards que les libellules, en passant par l’ensemble des écosystèmes. Mais dans quelle mesure? Combien d’espèces pourraient disparaître si on enlevait la moitié de la végétation indigène? Combien d’espèces fauniques de plus un quart de section (65 hectares) de terre agricole peut-il soutenir si on restaure un milieu humide dans cette région?
Grâce au financement apporté par Techno nature RBC, les scientifiques de notre Institut de recherche sur les milieux humides et la sauvagine sont en train de mettre au point un outil de cartographie de la biodiversité pour les Prairies afin de répondre à ces questions, en tâchant d’éliminer une partie de l’approximation dans l’évaluation de l’impact de la conservation et de la restauration de l’habitat. Dans la première année de ce projet de trois ans, les scientifiques ont cartographié la biodiversité en faisant appel aux données et aux connaissances existantes sur la localisation des espèces. On espère qu’on pourra faire appel à cet outil pour aider les propriétaires fonciers et les producteurs agricoles à mieux savoir comment les activités de gestion du les activités de gestion des terres qui incluent la conservation ou la restauration des caractéristiques naturelles peuvent contribuer à soutenir la biodiversité.
Des drones pour aider à restaurer les milieux humides en Saskatchewan
Il y a quatre ans, CIC incorporait, dans le programme de restauration des milieux humides du gouvernement provincial, la technologie des véhicules aériens sans pilote (VASP). Et d’après Lyle Boychuk, gestionnaire des SIG et de l’inventaire pour les Prairies à CIC, « cette décision a tout changé ».
Les VASP, plus généralement connus sous l’appellation de « drones », aident les spécialistes de la conservation et des SIG de CIC en Saskatchewan à travailler efficacement en collaboration afin de recenser et de restaurer les milieux humides essentiels pour les espèces menacées et en voie de disparition, pour contrer les inondations et pour séquestrer le carbone.
Le personnel de CIC qui a été formé à cette fin se sert de deux drones, équipés de caméras à haute résolution, de systèmes de géopositionnement de précision (les GPS), de capteurs LIDAR et d’autres perfectionnements de la technologie qui captent des images et des vidéos à haute résolution détaillées et qui produisent des maquettes en 3D exactes du relief des paysages.
« Nous pouvons statistiquement modéliser toutes les dépressions sur une propriété, déterminer les mini-bassins versants de chaque dépression et repérer les milieux humides qui ont pu être drainés pour l’agriculture », explique Lyle Boychuk.
C’est aussi plus efficient pour l’équipe. « En moins de temps qu’il en faut pour mener une opération de reconnaissance du terrain, nous pouvons survoler une propriété, repérer les milieux humides restaurables et concevoir les mesures de restauration à partir d’une source de données très précises », indique Lyle Boychuk, en précisant que l’utilisation des VASP est devenue une pratique courante. « Cela nous donne de la crédibilité aux yeux de nos bailleurs de fonds, en nous apportant un niveau d’attention et de rigueur qu’aucun autre organisme ne peut assurer. »

Amener les citoyens à profiter du plein air pour saluer les progrès de la conservation
Spécialiste des SIG de CIC en Ontario, Mallory Carpenter analyse les données spatiales et y ajoute une touche artistique pour établir les cartes à la fois précises et élégantes dont nous nous servons dans nos programmes de conservation.
« J’aime vraiment les cartes, confie-t-elle. J’ai une collection de vieux atlas que je consulte parfois pour m’inspirer. Je regarde le style d’étiquettage ou les cours d’eau, ou encore la manière dont on reproduit les symboles. Les cartes sont des outils de communication et sont importantes pour la conservation. »
Au début de l’année, CIC a franchi une grande étape : nous avons en effet conservé, en Ontario, un million d’acres (404 685 hectares). Nous avons ainsi protégé des milieux humides et des espaces naturels voisins comme les prairies et les forêts.
Mallory Carpenter a aidé l’équipe de l’Ontario à souligner cette réalisation en travaillant avec Julie Pollock, spécialiste de la communication, afin de créer une carte interactive qui encourage les gens à profiter du plein air et des milieux humides même en hiver. Lancée à temps pour la Journée mondiale des zones humides, en février 2022, cette carte interactive (ducks.ca/winterwetlands en anglais seulement) met à l’honneur les projets de conservation réalisés par CIC sur des terres publiques.

Détailler les milieux humides du Sud du Québec
Il y a 12 ans, il n’y avait pas de carte détaillée pour recenser les millions d’hectares de milieux humides dans le Sud du Québec. Sans documentation ni classification appropriées, ces habitats risquaient fort de se dégrader dans cette partie densément peuplée de la province. Aujourd’hui, grâce à la cartographie détaillée réalisée par CIC avec lele soutien du ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques et de plus de 80 partenaires, on a cartographié 265 549 milieux humides qui s’étendent sur 717 038 hectares. Il s’agit d’une avancée monumentale pour la conservation au Québec.
En faisant appel à la photo-interprétation en trois dimensions, les cartes produites par CIC viennent répertorier fidèlement les milieux humides à une résolution de 0,3 hectare. Jusqu’à maintenant, on a cartographié 85 % de la zone ciblée dans le Sud du Québec. CIC s’attend à achever ce projet dans les deux ou trois prochaines années.
Ce travail de cartographie crucial fournit l’information de base prévue dans la Loi concernant la conservation des milieux humides et hydriques.
« Les gouvernements, les planificateurs de l’aménagement du territoire, les promoteurs immobiliers, les agriculteurs, les forestiers et le grand public peuvent désormais consulter ces précieuses données afin de prendre des décisions en connaissance de cause, explique Sébastien Rioux, directeur des opérations provinciales de CIC au Québec. Nos produits de cartographie leur donnent les moyens de faire des choix judicieux et durables, qui mettent en équilibre la croissance économique et la protection de l’environnement. »
Ce projet de cartographie a récemment mérité le Prix d’excellence en conservation des milieux humides des organisations de Ducks Unlimited partout en Amérique du Nord. Ces projets défricheurs de grande envergure produisent un impact positif exceptionnel sur le paysage.
Pour en savoir plus sur le projet de cartographie de CIC au Québec, veuillez consulter le site canards.ca/cartographie-des-milieux-humides

Combler le manque d’informations sur les canards de mer
Les canards de mer constituent un groupe exceptionnel de représentants de la sauvagine qui peuple les habitats de la région de l’Arctique, de la région subarctique, de la forêt boréale et du littoral. En Amérique du Nord, ce groupe comprend les eiders, les macreuses, les harles, les garrots, les petits garrots, les hareldes de kakawis et les harlequins plongeurs. Malheureusement, par rapport à d’autres groupes de représentants de la sauvagine, nous en savons beaucoup moins à leur sujet. Ce que nous savons par contre, c’est que les populations de plusieurs espèces de canards de mer comme l’eider à duvet sont en déclin et que quatre populations de canards de mer sont actuellement inscrites, dans les listes fédérales, comme des espèces menacées ou en voie de disparition aux États-Unis ou au Canada.
Pour aider à combler le manque d’informations sur ces espèces méconnues, les responsables du Plan conjoint des canards de mer ont publié, en mars 2022, l’Atlas des sites clés pour les canards de mer. En faisant appel à différentes méthodes et à des sources d’information comme les relevés à vol d’oiseau, les cartes des contributeurs de l’Esri, de Garmin et d’OpenStreet Map et la collectivité des utilisateurs des SIG, cet atlas recense et regroupe l’information sur 85 des zones les plus importantes des populations de canards de mer à l’échelle continentale. Cette information sera utile pour planifier la conservation, éviter les répercussions environnementales et évaluer les expertises de l’environnement.
« Les prochaines étapes consisteront à améliorer notre connaissance de ces sites, à en orienter l’évolution et à réfléchir aux moyens de les protéger », nous confie Nick McLellan, biologiste chercheur de CIC, qui a joué un rôle prépondérant dans la création de cet atlas, en collaboration avec des partenaires américains et canadiens dans le cadre de ce projet.

Faire le bilan de ce que nous avons : l’inventaire des milieux humides canadiens
On estime que 25 % des marais, tourbières, marécages et autres étendues d’eau riches en carbone et bordées de quenouilles se trouvent à l’intérieur des frontières du Canada. Or, le Canada est l’un des rares pays développés à ne pas avoir d’inventaire ni de système de surveillance national complet des milieux humides. Il s’agit d’un obstacle énorme, qui empêche de contrer les crises aiguës de la dégradation des habitats, des changements climatiques et de la perte de la biodiversité qui se répercutent sur l’existence de tous les Canadiens.
Outil essentiel dans la promotion des efforts de durabilité à l’échelle du pays, un inventaire des milieux humides apporterait de l’information sur la répartition et la nature des milieux humides. Les systèmes de surveillance permanents mesurent le rythme de la dégradation, suivent les efforts de protection et de restauration et analysent les changements intervenus dans le paysage afin d’éclairer les activités de conservation.
Environ 70 % des milieux humides ont disparu dans les secteurs du Sud du Canada – et nous en avons perdu jusqu’à 95 % dans les zones densément peuplées. Mais comme on ne dispose pas encore d’une vue d’ensemble des milieux humides du pays, les chiffres sont probablement encore plus élevés. Le Canada perd peut-être ses milieux humides plus rapidement qu’il peut les recenser.
Depuis 1979, CIC permet de combler cette lacune d’information en faisant appel à la photographie à vol d’oiseau et à l’imagerie satellitaire pour cartographier et répertorier des millions d’hectares de milieux humides partout au Canada. En 2002, nous avons commencé à plaider en faveur d’un inventaire et d’un système de surveillance des milieux humides à l’échelle nationale, et nous avons, avec le soutien de plus de 150 partenaires de la conservation, construit une base de données – l’Inventaire canadien des milieux humides – qui n’est qu’en partie achevée.
Le moment est venu, pour les gouvernants et décideurs à l’échelle nationale, d’en faire une priorité et de mener ce projet à terme. En effet, sans inventaire en bonne et due forme, nous ne saurons pas vraiment ce qu’il advient des milieux humides qui disparaissent au Canada. Afin d’assurer un avenir durable pour nos milieux humides, nous devons faire le point sur ce que nous avons – avant qu’il soit trop tard.
Pour en savoir plus sur l’Inventaire canadien des milieux humides et sur nos progrès, veuillez consulter le site canards.ca/linventaire-canadien-des-terres-humide.